ALFRED BOUGEAULT

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Kryloff (Textes)

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TELECHARGER: Kryloff ou le La Fontaine russe

Parmi les langues de famille slave, qui se parlent
en Europe depuis les bords de l'Adriatique
jusqu'aux confins de l'océan Glacial, la langue
russe paraît appelée à jouer dans l'avenir le principal
rôle. Elle est parlée par un peuple qui, depuis
un demi-siècle environ, s'est placé au niveau
des grandes puissances européennes. Un pied sur
la Baltique et l'autre sur la mer Noire, l'empire
russe fait sentir son poids à tout l'Occident, qui ne
jette pas sans inquiétude un regard sur ce colosse.
De plus, ses vastes possessions de la Sibérie, le débouché
du Caucase, qui ne peut manquer de lui
appartenir entièrement tôt ou tard, lui ouvrent sur
l'Asie une carrière dont il est difficile d'entrevoir
les résultats : l'aigle à double tête des tzars plane
sur les deux mondes.
En somme, il n'est pas de nation en Europe dont
le présent paraisse plus solide et l'avenir éclairé de
plus belles espérances. Tandis que chaque peuple
se sent ronger au cœur par une plaie cuisante et se
débat péniblement sous l'étreinte de difficultés sans
cesse renaissantes, la Russie marche sans effort
dans la voie du progrès dont elle accepte avec discernement
les lumières; elle profite de l'expérience
que les autres peuples ont payée par des déchirements
pénibles et des révolutions fatales ;• elle se
concentre de plus en plus dans sa force et sa nationalité.
La langue d'un peuple est l'expression la plus
complète, la moins trompeuse de son état intellectuel
et moral, de son génie. Si la langue russe est
encore indécise dans ses formes, un peu flottante
dans sa lexicologie, c'est que la nation, jeune encore,
n'est pas arrivée à un développement complet ;
c'est qu'elle a encore à gagner dans le domaine
des idées et de la littérature; c est qu'elle
n'a pas eu assez de ces grands écrivains, dont les
ouvrages, devenus classiques et populaires, servent
à poser les dernières règles d'un idiome lentement
élaboré par le mouvement progressif d'une nation.
Mais celte langue, elle a toutes les conditions nécessaires
pour devenir l'instrument intellectuel d'un
grand peuple et d'une belle littérature; elle est
riche, sonore, fortement accentuée; sa prononciation,
sans être dure, est franchement articulée;
elle n'est pas gutturale comme l'anglais ni sifflante
comme l'allemand, quoiqu'elle possède le x grec ou
ch germanique; elle se rapproche davantage de
l'espagnol et du francais, avec un degré d'énergie
de plus : son alphabet n'a pas moins de trente-cinq
lettres. •
La poésie russe, déclamée avec talent, produit
un admirable effet, car elle possède des longues et
des brèves; l'accentuation un peu chantante de
la langue la préserve de cette monotonie qu'on a si
souvent reprochée à la langue francaise. Talma,
entendant un jour déclamer des vers russes, s'écria
qu'avec une telle langue il eût produit des merveilles ;
et il n'y a aucun doute à cet égard pour
ceux qui ont entendu sur la scène de Saint-Péters--
bourg le célèbre tragédien Karatyguine, un des plus
beaux talents dramatiques que possède l'Europe.
La langue russe se rapproche des langues anciennes
par sa déclinaison, qui présente six cas;
par ses genres, au nombre de trois ; par sa construction
synthétique, qui se soumet à des inversions
nombreuses; par sa prosodie métrique, qui admet
pourtant la rime moderne. Sa conjugaison est simple,
riche et d'un mécanisme facile; elle n'a point
de subjonctif, mais elle possède le gérondif comme
le latin. Indépendamment de l'abondance des termes
pour exprimer les nuances les plus diverses
de la pensée, chaque substantif peut varier comme
l'italien dans sa terminaison pour former des augmentatifs
ou des diminutifs : ressource précieuse
pour le langage familier et même pour la poésie.
Depuis un siècle environ, la langue russe a fait
un pas immense, elle a enfin revêtu un caractère
littéraire. C'est au règne d'Elisabeth que commencent
ses rapides progrès. L'impulsion fut donnée
surtout par le célèbre Lomonossoff, tête vraiment
encyclopédique, et qui fut pour la Russie, dans le
domaine des lettres et des sciences, ce que fut Pierre
le Grand dans l'ordre politique. Fils d'un pêcheur
des environs d'Arkhangel, il apprit à lire malgré une
foule d'obstacles et développa presque seul son
génie.' Après avoir étudié à Moscou, il visita l'Allemagne,
où il étudia avec ardeur la physique, la
chimie, la géologie, l'astronomie, dont il a laissé
différents traités. Revenu à Saint-Pétersbourg, il
y enseigna longtemps les sciences naturelles. Lomonossoff
ne fut pas moins créateur dans les lettres
que dans les sciences : il publia les premières règles
de grammaire, d'éloquence et de versification.
Il donnait à la fois le précepte et l'exemple. Ses
poésies lyriques sont fort remarquables ; il chanta
la bataille de Pultawa, écrivit en prose l'éloge de
Pierre le Grand, et s'essaya aussi dans la tragédie
et l'épopée. Ce grand homme, né en 1711, mourut
en 1765.
Le mouvement intellectuel donné à la Russie par
Lomonossoff se continua sous le règne glorieux de
l'impératrice Catherine II. Une académie de langue
russe fut fondée, et publia un Dictionnaire ; l'histoire
nationale parut; des écoles s'élevèrent partout;
le théâtre, créé en 1748 par Soumarokoff,
représenta les pièces de Kniajnine, de Fon-Visin«,
et plus tard celles d'Ozeroff. La lyre fut maniée
habilement par Pétroff, Derjavine et Kapniste.
Derjavine est le lyrique le plus célèbre de cette
époque (1743-1816). Quoique sa première éducation
eût été négligée, il avait dans l'âme le feu sacré qui
fait les poètes; son imagination ést riche et abondante ;
on cite surtout de lui les morceaux suivants :
La Cataracte, Félicie, l'Ode sur Dieu, où il touche
souvent au sublime. Ce qui distingue ce poète, c'est
un cachet d'originalité qui se rencontre rarement
chez ses contemporains; car la littérature russe,
éveillée au contact des ouvrages allemands et français,
s'est traînée trop longtemps dans les voies
étroites dp l'imitation étrangère.
A la fin du dix-huitième siècle, cette imitation,
maladroitement appliquée, paralysa quelque temps
les progrès de la langue et de l'esprit national; il s'y
joignait un faux goût sentimental, une sorte de
manière dont on trouve le cachet dans presque tous
les ouvrages du temps. Le prince Chakofskoï, un
des meilleurs auteurs comiques qu'ait produits la
Russie, persifla avec esprit ce mauvais goût dans
sa pièce intitulée : Le nouveau Sterne.
Le célèbre Karamsine, dans sa jeunesse, se laissa
aussi entraîner dans celte voie ; il était nalurelle
et digne de l'être ; on la place au-dessus de Y Iliade
de Gneditcli. Comme ce dernier, il est rigoureusement
exact, mais il a plus de richesse et d'har--
monie. Joukofsky s'était complétement identifié
avec Homère; de plus, il était devenu aveugle
comme le chantre d'Ionie : douce et touchante conformité
entre deux poêles dont l'un sert d'écho à
l'autre, à trois mille ans de distance. Plusieurs des
ouvrages de Joukofsky sont devenus classiques par
la pureté du goût, l'élégance harmonieuse du style.
La Russie vient de perdre encore prématurément
un de ses littérateurs les plus distingués. C'est
Nicolas Gogol, esprit original, imagination fougueuse,
et qui promettait un brillant avenir. Il s'inspirait
aux sources nationales, et plusieurs de ses
romans et nouvelles furent accueillis avec enthousiasme :
Mr. Louis Viardoten a public quelques-uns
en francais. Le plus remarquable peut-être et qui
n'a pas été traduit, a pour titre : les Amen mortes
Mertvia douchi). C'est un récit à la fois romanesque,
poétique et humoristique, dont la première
partie seule a élé publiée : l'auteur a livré le reste
aux llammes. Dans ses dernières années, Gogol
s'était livré à une piété mystique de plus en plus
exaltée; son esprit était affaibli. Pendant le carême
de 1852, il s'imposa un jeûne des plus rigoureux
qui épuisa son corps et jeta son esprit dans d'étranges
hallucinations. Il crut voir un jour le malin
esprit qui lui ordonnait de jeter au feu toutes ses
compositions inédites : Gogol les brûla en effet, et il
ne reste de lui aucun ouvrage qui puisse faire juger
de la marche de sa pensée pendant les dernières
années qui précédèrent sa mort.
Gogol est peut-être le peintre de mœurs le plus
ingénieux et le plus fidèle de son temps ; il a des
analyses fines et délicates, des descriptious originales
et frappantes de vérité; il aime le détail
comme Balzac. Le fond de son âme est mélancolique,
parfois aussi il s'exalte par des élans imprévus
dans une sorte de- rêverie idéale.
La mort de Gogol et de Joukofsky laisse la littérature
russe veuve de grands écrivains : la carrière
est vide; on ne peut citer aucun auteur de premier
ordre, aucune illustration glorieuse et originale qui .
ait le droit de réclamer la palme. Il ne faut pas
croire pourtant que le talent manque, que l'esprit
national soit engourdi ou éteint ; il fermente au contraire
et travaille sur lui-même avec une énergie
sensible. Ce mouvement se fait sentir surtout par
une réaction assez vive contre les éléments étrangers.
Il n'y a rien que de naturel et de légitime dans
celte tendance, si elle a pour but de donner plus de
séve et de vie au génie de la nation; mais, comme
dans toute réaction, l'exagération est ici à craindre :
l'esprit de nationalité, dans les lettres comme dans
tout le reste, ne doit rien avoir de trop exclusif,
quand il est sagement compris et appliqué.