ALFRED BOUGEAULT

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Marianne Alphant (Références)

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Petite nuit

Marianne Alphant



La lecture : un pli, une addiction.
Le livre : gri-gri, doudou, fétiche, objet transitionnel.
La lectrice : passant et repassant depuis toujours à travers les mêmes histoires, les héros préférés, les auteurs familiers dont les figures s'entrecroisent comme sur le divan d'un analyste.

Petite nuit évoque ces images arrêtées où l'on se revoit en train de lire – à genoux sur le tapis d'un salon, allongée dans l'herbe, réfugiée dans une embrasure avec, selon les cas et les époques, L'Auberge de l'Ange-Gardien, La Guerre du feu ou La Légende de saint Julien l'Hospitalier. Scènes comme hors du temps, fondatrices, sans qu'on sache au juste pourquoi cette page, ce moment, cette lumière, cette position, ont ainsi résisté à l'oubli, aussi tenaces et inexplicables que des souvenirs-écrans.
Évoquer ces images, revivre ces moments de lecture comme des rêves ou des symptômes, c'est revenir à ce divan de l'analyse où la lectrice a tenté de comprendre qui elle était, d'où elle venait : de quelle histoire, de quelle généalogie mais aussi de quels livres – fille ou sœur de quels héros, élevée par quels auteurs, s'exprimant dans quelle langue apprise de la comtesse de Ségur, de Péguy ou de Victor Hugo. Quitte à mélanger sans fin les figures de cette addiction, Stendhal racontant Waterloo à une petite fille, une séance de tables tournantes chez Victor Hugo, Dostoïevski réclamant des livres à son frère, Freud montrant sa collection d'antiques, une soirée de poésie chez Madame Récamier, Madeleine Blanchet traversant la rivière en portant le champi, Gwynplaine découvrant un bébé dans la neige, Winnicott au chevet d'une patiente, la Comtesse de Ségur dans son château des Nouettes et Monseigneur son fils en pèlerinage chez des extatiques, Viennet reçu à l'Académie, Énée conduit chez les morts par la Sibylle, Charlotte Brontë écoutant le vent souffler sur la lande et les tombes de ses sœurs, et ainsi de suite jusqu'au trisaïeul Alfred Bougeault rédigeant son Précis historique et chronologique de la littérature française.
On l'a compris ce livre est un livre sur l'amour de la lecture, sur la manière dont on peut y engager sa vie à tout jamais et sur le reflet de nous-mêmes que nous tendent les livres, sur notre énigme telle qu'ils la dessinent. C'est aussi, en relation constante avec les livres, les histoires et les personnages qui les peuplent, la chronique discrète, à travers l'analyse, d'une recherche et d'une interrogation personnelles.

© éditions P.O.L,
Janvier 2008
256 pages, 15 €
ISBN : 978284682-228-2
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Le vice impuni de la lectrice
Phrases, noms, lieux, les livres envahissent la vie. Peut-être aident-ils à la vivre.

Petite Nuit, de Marianne Alphant. Éditions POL, 248 pages, 15 euros.

Au commencement étaient des phrases, qui se pressaient en foule, un chaos de phrases sur une première page. Ainsi entre-t-on dans cet étrange livre que nous donne Marianne Alphant. Un livre dont la lecture paraît être le personnage principal. La lecture et non le lecteur, ou la lectrice, tant il semble qu’elle n’est que le lieu où se déverse un flot de réminiscences, de phrases, de vers, mais aussi d’images, de personnages et de noms. Un phénomène contagieux : « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans », vient souffler Baudelaire à celui qui tourne les pages. C’est ainsi. Il arrive qu’on ne puisse plus voir, sentir, penser que par ces mots écrits par d’autres. Cette expérience, fruit d’une addiction au « vice impuni » de la lecture, Marianne Alphant n’en tire ni honte ni gloire, mais décide à la fois de l’analyser et d’y céder.

De l’analyser, au sens qu’a pris ce mot à la suite de Freud, sans pour autant en faire le récit d’une analyse. Il s’agit plutôt de montrer, mieux, de faire sentir à quel point la lecture a pu jouer le rôle de l’« inusable doudou », le gri-gri, le fétiche, l’« objet transitionnel » que l’enfant étreint pour tenter de vivre le temps de l’absence de la mère. La lecture n’est pas alors un simple passe-temps comme la serrurerie pour Louis XVI, ou le « parfilage », cette activité très à la mode au XIXe nous apprend l’auteur, et qui consistait, semble-t-il, à défaire des galons ou des passementeries d’or pour en récupérer les fils précieux. Les livres, niant l’absence tout en révélant la solitude, deviennent les « alliés du deuil », des « guides au sein du désastre ». Ils l’ont été « tout au long de cette année terrible où les livres ont été sa seule ressource contre le chaos ». Peut-être ont-ils joué ce rôle parce que dans son cas, personne ne lui a donné d’ours ou de vieux mouchoir à serrer.

Et cet entre-deux, entre présence et absence, a été peuplé d’objets qui ont eu leur voix propre, leurs mots pour créer un univers, entre réalité et imaginaire. Comme sur le divan de l’analyste, dont un « oui ? », remonté du fond de la mémoire, relance le flux d’écriture, le texte avance par associations, et un univers se peuple, où la vie personnelle, familiale, et le monde des livres se font miroir l’un de l’autre. Belles pages que celles où l’auteur cherche la trace de ses ancêtres dans les lieux, les coutumes, les noms de la comtesse de Ségur. Les falaises de Sainte-Adresse dominent les plages de l’enfance de l’auteur, et sont voisines du château des « Petites filles modèles ». Tel trisaïeul aurait été soldat sous l’Empire et aurait fait la retraite de Russie, tel autre, on en est assuré, a été professeur de français à Saint-Pétersbourg. Tout devient, peu à peu, un jeu de tissage où s’entrecroisent le roman familial et le roman tout court. On est loin de l’étalage d’érudition qui est en général le lot des livres genre « moi et mes lectures ». La Petite Nuit, de Marianne Alphant remue, peuplée de fantômes aux noms innombrables. Noms d’ancêtres, insignifiants : Duché, Letourneur, Ramard, Pain, Neubauer. Noms d’écrivains : Amédée Pommier, Antoni Deschamps, Hippolyte Violeau, sans oublier Évariste Boulay-Paty.

Sans oublier ? Dans le manuel de français de l’ancêtre Bougeault, une postérité académique manque son destin, comme pour mettre en garde les critiques téméraires. Les refusés (« un certain Verlaine ») subsistent et surtout, le souvenir vivant des lectures, de l’enfance à « l’année terrible » et jusqu’à maintenant, brille, à portée de main.

De la petite nuit de la lecture, cet intervalle volé au temps réel, où l’on ne dort pas mais où on s’embarque dans un rêve dirigé, le lecteur ramène ces images voilées mais pérennes.

Le livre de Marianne Alphant ne disserte pas sur les effets de la lecture. Il nous y embarque, dans une longue dérive, d’où elle nous ramène des souvenirs qui bien souvent sont aussi les nôtres. Un partage équitable pour ce « semblable », ce « frère » que nous sommes, lecteurs.

A. N.
L'Humanité-Culture
Article paru
le 31 janvier 2008
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Une autobiographie déguisée
Petite Nuit,
de Marianne Alphant, POL éditeur, 250 pages, 15 euros.
Une bande bleue aux lettres blanches, « Marianne Alphant » : plus de dix ans qu’on n’avait pas eu l’occasion de voir ça. On n’y croyait plus. Car Marianne Alphant est un auteur discret, un écrivain rare. Après ses deux premiers romans, Grandes « Ô » (1975) et le Ciel à Bezons (1978), publiés dans la prestigieuse collection « Le Chemin », chez Gallimard, suivis de l’Histoire enterrée (1983, POL), il avait fallu attendre 1993 pour lire sa monumentale « biographie », Monet, une vie dans le paysage.
Enfin, biographie, c’est vite dit. Car son volumineux Monet était bien plus qu’une relation détaillée de la vie du peintre des Nymphéas : un portrait de l’artiste et de son temps, un portrait de tous les artistes, de tous les temps. Marianne Alphant, en grande lectrice de Balzac et de George Sand, ressuscitait un univers, une époque, avec ses premiers rôles et ses figurants, comme dans un véritable roman, et, au-delà de son « modèle », esquissait une psychologie de la création artistique. (Aujourd’hui, on trouve le Monet pour 30 euros, chez certains soldeurs, comme un vulgaire livre d’art, alors qu’il s’agit de l’un des grands textes français de ces dernières années). Depuis, Marianne Alphant avait quelque peu disparu : Pascal, tombeau pour un ordre (Hachette, 1998), belle méditation autobiographique sur la lecture, à partir d’une étude des diverses éditions des Pensées, est passé à peu près inaperçu, jugé à tort comme une étude philosophico-littéraire. Et ensuite, plus rien.
D’où le plaisir que l’on a à ouvrir Petite Nuit, au titre mystérieux, léger, opaque, qui s’ouvrent sur une phrase magique : « Tout était en l’air au château de Fleurville. » Les amateurs auront reconnu l’incipit des Vacances, où la comtesse de Ségur réunit ses petites filles modèles, leurs parents, leurs amis, pour des aventures d’été qui restent une fête de la langue française. Cette première phrase est en soi un programme : Petite Nuit sera un livre sur la lecture, sur les livres lus et aimés, et une histoire de famille.
L’idée de départ de l’écrivain, lectrice compulsive depuis sa plus petite enfance, obsessionnelle des objets-livres (« le livre grigri, doudou, fétiche »), était, on l’imagine, de reparcourir sa vie à travers les livres découverts dans son adolescence, livres de poche des années cinquante aux couvertures illustrées, aux tranches colorées, qu’on a tant de plaisir à retrouver aujourd’hui, imprégnés d’une vague odeur de moisi, dans les vieilles maisons de famille. Et, de fait, Petite Nuit est, au premier abord, une promenade à travers les livres, un « roman du roman », dont les héros seraient le général Dourakine (qui dit « saprelotte », et non pas « saperlotte » : il ne s’agit pas d’une coquille !), François le Champi, Gwynplaine, madame Thérèse, ces personnages connus dès l’enfance et devenus des familiers, des soutiens, presque des confidents.
Mais Petite Nuit n’est pas qu’une promenade anecdotique et nostalgique à travers les rayons d’une bibliothèque enfouie dans la mémoire : les livres sont, avant tout, un moyen d’échapper à la vie, un objet de fuite, un miroir dans lequel on apprend à se connaître, et à affronter le réel, la réalité des sentiments. Le livre de Marianne Alphant, en réalité, c’est l’histoire de trois soeurs dans une famille bourgeoise des années cinquante, et l’histoire des rapports difficiles de l’une d’elles (la narratrice) avec sa mère. Repenser aux livres lus autrefois, c’est ressusciter le passé et ses fantômes (ce n’est pas un hasard si le Hugo qui intéresse l’écrivain est l’auteur de l’Homme qui rit, celui qui, à Guernesey, interroge les tables tournantes), c’est essayer de comprendre la réalité des rapports dissimulés par les codes d’éducation d’une époque et d’un milieu.
Les souvenirs personnels et les images de la légende familiale (notamment le souvenir d’un ancêtre précepteur en Russie au XIXe siècle) s’entrecroisent en une tapisserie de mémoire, qui est aussi une psychanalyse de l’auteur.
Au-delà du roman des livres, du roman des lectures chéries, Petite Nuit est un autoportrait camouflé, biaisé, un autoportrait douloureux, un tombeau pour les blessures d’enfance. Comme dans ses romans, comme dans son Monet, dans son Pascal, Marianne Alphant, dans ce très beau livre intime, frémissant, et souvent drôle, réinvente l’autobiographie.
Christophe Mercier
L’Humanité
Cultures - Article paru
le 2 février 2008

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Petite Nuit

CHRONIQUE | "Petite Nuit" est un livre remarquable, à dévorer comme peut l'être une véritable déclaration d'amour à la lecture. Un coup de coeur de Laure Adler.

04 Février 2008 - Tribune de Genèvre

Petite nuit parce que, quand on aime lire, forcement le sommeil ne vient pas.

Petite nuit parce quand la magie de la lecture opère, le temps se suspend et on ne voit plus si c'est la nuit ou le jour. Petite nuit parce que, par définition, un livre repousse les ténèbres et qu'il faut toujours de la lumière quand on est dans cet état hypnotique, rêveur, halluciné, en dedans de soi quand on lit.

C'est de cette activité dont parle avec passion, érudition et mélancolie douce Marianne Alphant, auteur de livres importants dont l'un consacré à Monet et un autre à Pascal.

A l'inverse de tous ses livres,dans "Petite Nuit" Marianne Alphant ne se cache pas derrière les personnages qu'elle tente de comprendre mais apparaît et dévoile son intimité. Non pour en faire exhibition, ce n'est pas son genre, mais en vertu d'un pacte qu'elle propose à son lecteur: tout lui dire pour lui faire comprendre quel enjeu vital est la lecture.

Marianne Alphant exhume donc certains souvenirs d'enfance, évoque sa mère, parle de ses séances chez son psychanalyste. Tout remonte, les odeurs, les sons, les rencontres, tout se mêle en une sorte de rende de mots ensorcelants où le lecteur, au fil du récit, ne sait plus s'il est à l'intérieur d'une lecture de l'auteur ou dans la vie de l'auteur.

Ce tourbillon de la vie c'est le plus grand éloge qu'on puisse faire de la lecture qui n'est pas une activité intellectuelle. Bien au contraire. Comme une fée, Marianne Alphant nous conduit dans cet étrange pays et nous explique que la lecture est une incursion au pays de l'imaginaire, une résonance entre ce qu'on vit et ce qu'on lit, la transformation de la vision du monde.

Lire c'est vivre. C'est une évidence. Elle n'est pas partagée, de nos jours, par certains qui pensent que l'image peut se substituer à l'écrit pour nous resourcer, nous apaiser, nous enrichir. Il n'en est rien.

Comme l'explique sensuellement Marianne Alphant le livre, chaque livre - que ce soit la Comtesse de Ségur ou Claude Simon - est un doudou, un fétiche, une petite hutte à soi, un abri où il fait toujours bon se réchauffer, une bouée de survie quand l'appel du précipice se fait pressant, un moyen de vivre encore plus intensément quand tout va bien.

Livre sur le plaisir de lire "petite nuit" est un livre de littérature qui donne l'envie de vivre pour...pouvoir en lire.

(Petite Nuit, de Marianne Alphant, vient de paraître aux éditions POL).
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Petite nuit de Marianne Alphant


On aurait pu appeler ce livre « La liseuse », car c'est bien de cela qu'il s'agit, Marianne Alphant nous emmène dans ses lectures, nous ouvrant une contrée où le réel et l'imaginaire se fondent, où l'on rencontre voyageant de pair des personnages de roman, leurs auteurs, écrivant et lisant à leur tour et cette liseuse qui apparaît de temps à autre, enfant, adolescente ou au détour du divan d'un psychanalyste, lequel semble obstinément aveugle et sourd au monde où évolue sa patiente. C'est avant tout un splendide hommage au livre et à la lecture par lequel l'auteur se cherche elle-même, plongeant dans sa généalogie, explorant même les bibliothèques de ses aînés, nous emmenant par exemple dans l'imposant Précis historique et chronologique de la littérature française écrit par son trisaïeul Alfred Bougeault, où l'on prend une leçon de modestie quand l'on voit combien peu de ses contemporains, auteurs alors respectés et célèbres ont passé la postérité.
Elle nous fait vivre aussi des scènes touchantes comme Emilie Bronte sur sa lande sauvage, Victor Hugo dans sa retraite de Guernesey ou Stendhal racontant la bataille de Waterloo à une petite fille, Stendhal dont elle a lu les carnets de lecture, et qui d'écrivain redevient donc lecteur, nous emmenant toujours plus loin dans ce labyrinthe où l on perd parfois un peu le fil ne sachant plus si c'est toujours la liseuse qui parle ou l'un de ses personnages.
Mais Marianne Alphant qui vit dans le sein de la littérature – personne avant elle n'avait fait revivre dans toute leur complexité et leur richesse, l'œuvre d'écrivains comme Roland Barthes et Samuel Beckett, comme elle a fait dans les deux expositions qu'elle leur a consacrées avec Nathalie Léger au centre Pompidou -, sait aussi éveiller en nous la porte de nos souvenirs, et le livre repart de plus belle, devient le nôtre. Car comme elle le dit si bien, la lecture n'est pas un acte abstrait, chaque souvenir de lecture est ancré physiquement dans le corps, dans un paysage, dans un moment de notre vie. Chaque livre devient ainsi la clé de notre propre histoire.


Petite nuit, Marianne Alphant, 252 pages, Editions P.O.L.

Gérard Henry
Paroles-Alliance Française
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Petite nuit I

L’expression qui donne son titre au texte complexe de Marianne Alphant évoque l’insomnie, mais aussi la petite mort, que l’on n’est pas surpris de retrouver, vers les deux tiers du récit. Autant l’avouer : si j’ai choisi, en voyant l’ouvrage sur les présentoirs de la librairie Le Livre, d’acheter Petite nuit, c’est surtout parce que le nom de son auteur revient régulièrement sous la plume de Renaud Camus, en particulier dans les journaux.

J’ai créé, il y a quelques semaines, ou peut-être deux mois, une rubrique, Corps, elle absente, dans laquelle je comptais rassembler diverses remarques que suscitait la lecture du journal 2004 de Renaud Camus (Corée l’absente). Le jeu de mots homophonique est un peu « facile », et n’est pas sans rappeler tel jeu oulipien qui consiste à traduire les grands poèmes de la littérature anglaise par homophonie, le vers célèbre de Keats, ‘A thing of beauty is a joy forever’ devenant alors, sous la plume de François Le Lionnais, « Un singe débotté est une joie pour l’hiver ».

Toutefois, si je compte, dès le principe, attacher ce billet – aux préambules et circonlocutions liminaires trop longs (Wälse ! Wälse ! s’époumone Siegmund (James King sous la baguette de Karl Böhm, 1967)) – à cette rubrique, il y a de multiples raisons. Dans Petite nuit, il est question d corps de l’analysée, mais aussi du silence obsédant/tourmentant de l’analyste lacanien, seulement ponctué de « Oui ? », à la façon d’un Inquisitoire de Pinget inversé (« Oui ou non répondez »). Ce silence est d’ailleurs décrit, dans le texte même, comme la présence paradoxale d’un corps absent, au titre d’un double rapprochement audacieux entre, d’une part, l’analysée et Victor Hugo, d’autre part, le psychanalyste et l’esprit muet ou têtu de Léopoldine (Petite nuit. P.O.L., 2008, p. 192).




Ce qui place la question de la présence du corps au centre du texte, c’est le sujet même du récit : la lecture, et les souvenirs, souvent lointains, de lectures marquantes. Ainsi, Marianne Alphant s’interroge, au sujet des souvenirs très précis qu’elle retient de sa lecture de Villette :

« Est-ce pour ces raisons physiques – la petite fièvre, l’arrachage délicieux puis douloureux de l’épiderme durci des talons – que tout s’est à ce point gravé ? Le corps doit-il être à ce point présent – ne serait-ce que par un pied déchaussé – pour que la lecture s’inscrive à tout jamais dans la mémoire ? » (Petite nuit, p. 108)



Corps : well, enough said.

Elle : la troisième personne (la lectrice qui croit parler aux murs dans le cabinet du psychanalyste) a des contours fortement autobiographiques. (J'écris cela sans connaître particulièrement le "passé" de Marianne Alphant...)

Absente : l’adjectif se nourrit de l’un des paradoxes les plus puissants du texte. La lecture, mode possible de l’absence au monde par la présence aux mots, est, de toute évidence, éminemment, vécue comme une manière de se représenter le monde, ou de le peupler. Certes, la mort est ce qui met fin à l’activité de lecture, mais l’interruption est aussi ouverture, saisie de l’imaginaire :



« La neige, cette idée fixe, un lit mortel, une tombe : un livre – le corps engourdi, paralysé, les yeux comme absents dans la blancheur de la page, la lecture arrêtée, l’esprit ailleurs s’évadant et zigzaguant pour penser ses pensées... » (Petite nuit, pp. 207-8)



Reprenons au commencement (Wes Herd dies auch sei...) : quand, vendredi soir, j’ai lu les premières pages de Petite nuit, il était impossible de ne pas songer, au moins par métonymie à Est-ce que tu me souviens ? de Renaud Camus, génial centon de cinq cents pages dans lequel « aucune phrase n’est de son auteur » (et que j’ai trouvé, pour ma part, très savoureusement cocasse). En effet, l’incipit de Petite nuit est une suite de citations d’œuvres lues, de phrases fétiches retenues, à la récurrence obsessionnelle, qui font appel à la culture du lecteur : certaines appartiennent au « bagage commun » de l’écrivain et du lecteur, et d’autres non. Lecture, collage, mémoire, récurrence : comment ne pas songer, en effet, à Est-ce que tu me souviens ? (dont la version en ligne est disponible sur le site de Renaud Camus, à sa juste place dans les Vaisseaux brûlés) ?

Autre conflagration plus ou moins involontaire : j’avais lu, deux jours avant de m’attaquer à Petite nuit, les pages que Butor consacre à son bref séjour en Corée (Où. Le Génie du lieu 2), ce qui m’avait incité à me replonger dans les pages printanières de Corée l’absente. (Il m’est impossible de m’étendre à présent sur le vrai titre de Butor, sur sa typographie particulière : en effet, le u est surmonté de deux accents superposés, un aigu et un grave, ce qui forme une sorte de croix. Ce caractère n’existe dans aucun alphabet connu.)




Il se pourrait, à ce stade, que je donne l’impression de lambiner, de me perdre aux marges de Petite nuit ; toutefois, il se trouve que ce genre de « conflagrations », comme je viens de les nommer (ailleurs, je parle d’unissons), est aussi le sujet du livre de Marianne Alphant... comme d’ailleurs de L’Epuisant désir de ces choses, roman de Renaud Camus dont la citation ci-dessous pourrait aussi avoir été tirée :

« Lire aussi Baour-Lormian ? Acheter les œuvres de Guiraud ? Chaque livre en appelle d’autres, ouvre une piste, un désir, elle n’en finit pas de se perdre et de bifurquer – Et où irez-vous ? Ce sont les mauvais livres qui nous en apprennent le plus, lui disait Paul. » (Petite nuit, p. 139).



Quelques pages en deçà, il y a une citation que je voulais absolument extraire, tant elle constitue, ici, une double mise en abyme :

« Feuilleter encore ce soir Stendhal, Bougeault, la comtesse : on ne sait jamais ce qu’on prend en lisant, ce qu’on note au vol sans le savoir, les traces, l’empreinte, les inscripcions d’une vie comme dans la pierre des parapets que Rétif rayait avec sa clé. » (Petite nuit, p. 130)



Double mise en abyme, car Marianne Alphant y désigne le processus d’association de la lectrice par le recours à une allusion littéraire (les griffures, rayures de Restif de la Bretonne), mais aussi en raison de mon intervention dans tout cela, mon propre geste d’extirper, d’extraire, de citer des inscripcions tirées de Petite nuit.

Tant qu’à évoquer le démon de l’analogie, la façon dont une citation en appelle une autre, dont une allusion ouvre une brèche au milieu de tant d’autres pages possibles, déjà lues ou encore à découvrir, ces parapets m’évoquent « l’Europe aux anciens parapets » : la formule de Rimbaud, et son remploi par Pierre-Yves Pétillon pour l’un de ses premiers livres sur la littérature américaine. Ces « parapets » sont des parasites, oui ; mais, comme le montre magistralement Marianne Alphant, dans la remémoration des lectures, tout parasite tout. La littérature n’est qu’un vaste champ de palimpsestes, de superscriptions parasites.

http://tourainesereine.hautetfort.com
4 Février 2008
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