Précis historique et chronologique de la littérature françaiseLe texte numérisé(en cours) PRECIS HISTORIQUE ET CHRONOLOGIQUE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
DEPUIS SES ORIGINES JUSQU'A NOS JOURS PAR Alfred BOUGEAULT ANCIEN PROFESSEUR DE LITTÉRATURE FRANÇAISE AU LYCÉE DE SAINT-PÉTERSBOURG, MEMBRE ET LAURÉAT DE PLUSIEURS SOCIÉTÉS SAVANTES OUVRAGE APPROUVÉ PAR MGR L'ARCHEVÊQUE DE PARIS et auquel la Société libre d'instruction et d'éducation a décerné une médaille d'honneur NEUVIÈME ÉDITION PARIS LIBRAIRIE CIL DELAGRAVE 15, RUE SOUFFLOT, 15 PRÉCIS HISTORIQUE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE PREMIÈRE ÉPOQUE DITE DES ORIGINES Depuis les temps les plus reculés de l'histoire de la Gaule jusqu'au serment de Charles le Chauve et de Louis le Germanique, en 842 IBÈRES, CELTES, DRUIDISME, BARDES, COLONIE DE MARSEILLE, CONQUÊTE ROMAINE. Les plus anciens habitants de la Gaule sont les Ibères, les Celtes et les Kymris (1), migrations venues de l'Orient à une époque reculée que l'histoire ne peut guère dé- terminer. La race ibérienne se montre la première au midi de (l)LesKymris, peuple d'origine scythique, envahirent la Gaule après les Celtes, et finirent par se mêler à eux; M. Miclielet les croit de race celtique. Voir De l'Affinité des langues celtiques avec le sanscrit, par Pictet. Le baron de Belloguet, dans son Ethnogénie gauloise, soutient que les Kymris sont une race distincte des Celtes, dont ils diffèrent par le caractère physique et moral.
La Gaule, s'établit des deux côtés des Pyrénées, et donne son nom à la péninsule qu'on nomme Espagne aujour- d'hui. C'est d'elle que descendent les Basques et les Gascons, peuple vif et hardi, attaché à son sol, à sa lan- gue et à ses mœurs. Quant aux Celtes ou Galls (Gaulois), race indo-ger- manique, leurs nombreuses familles étaient répandues surtout dans la Gaule, qui prit d'eux son nom. Ils se fixèrent aussi en Italie (Gaule cisalpine), dans une partie de l'Espagne ;Galice), dans la Grande-Bretagne (le pays de Galles), la Calédonie (Ecosse), et dans l'Hibernie (Irlande). Les Galls avaient le teint blanc, la taille haute: ils étaient braves, aimaient les aventures, les courses loin- taines, les parures brillantes, et se faisaient un point d'honneur de ne jamais reculer dans le combat. Quand il tonnait, ils lançaient leurs flèches contre le ciel en signe de défi. Avec un tel caractère, on ne saurait s'é- tonner s'ils firent plusieurs fois trembler Rome, dont le Capitole ne fut sauvé que par la vigilance de Manlius Capitolinus. Les auteurs rapportent qu'Alexandre, ren- contrant vers le Danube une peuplade de Gaulois, leur demanda ce qu'ils craignaient : — Rien, que la chute du ciel! — répondirent-ils. Ne serait-ce point là le germe de cette furia francese, comme disent les Italiens, qui est encore un des traits caractéristiques de la nation française? A l'appui de cette opinion, on peut rappeler ce que disait Caton l'Ancien : « La nation gauloise aime pas- -sionnément deux choses: bien combattre et finement « parler. » Ainsi, à l'élan guerrier les Gaulois joignaient le don de la parole; et ce double caractère semble s être transmis assez fidèlement aux Gaulois modernes. La religion des Gaulois était le druidisme; leurs prê- très se nommaient druides, du mot deru, chêne (I) qui était l'arbre vénéré chez eux. Ils croyaient à l'immorta- lité de l'âme et à la métempsycose, comme les Orien- taux ; dans les grandes calamités ils immolaient des victimes humaines. Les seuls monuments de ce culte disparu sont cer- taines pierres brutes, disposées sur le sol sans aucun art de structure, et nommées dolmen,men-hir,cromlechs, qu'on rencontre encore dans plusieurs contrées jadis habitées par les Gaulois : on pense qu'elles ont pu servir aux sacrifices druidiques ou à marquer des tombeaux, car les druides tenaient leurs réunions dans la profon- deur des forêts et n'avaient pas d'autres temples. La nature était l'objet de leur culte ; ils inclinaient ainsi au panthéisme, comme les brahmes de l'Inde, avec lesquels ils ont plus d'un rapport. Ils attribuaient des propriétés merveilleuses à certaines plantes, à la ver- veine, au sélage et surtout au gui du chêne, arbuste parasite que l'on recueillait à certaines époques avec des cérémonies toutes particulières. Les druides étaient à la fois les prêtres, les sages, les savants de la Gaule; leur autorité sur la nation était sans égale. Cependant ils n'écrivaient rien; toute leur science morale ou religieuse était renfermée dans quinze ou vingt mille vers qui se transmettaient par la mé- moire, et que les jeunes druides étaient tenus d'ap- prendre par cœur. Au reste, ce n'est que par ses vain- queurs que l'on a recueilli quelques notions sur ce peuple primitif. A côté des druides se trouvaient les bardes, qui com- posaient et chantaient des poèmes en l'honneur des (1) Peut-être le mot druide vient-il du celtique derhouyd, parlant de Dieu ou interprète des dieux. dieux et des héros; la conquête romaine les fit dis- paraître peu à peu, en effaçant la langue et la civilisa- tion gauloises ; mais en Ecosse, en Irlande et dans le pays de Galles, où l'épée des Romains et des Anglo- Saxons ne put pénétrer, la langue et les chants des bardes celtiques se sont perpétués jusqu'au XVII° siècle. Quant à leur poésie, on peut en avoir une idée par les poèmes d'Ossian, barde écossais du III0 siècle, retrouvés au siècle dernier par Macpherson. Bien que celui-ci ait altéré le caractère énergique et primitif des poésies ossianiques, on ne peut nier qu'elles ne renferment des beautés originales, et qu'une mélancolie tendre et rêveuse ne s'y mêle à des descriptions pleines de richesse et d'harmonie. En France, c'est dans l'Armorique (la Bretagne) (1) que se sont conservées la langue et la poésie des Celtes; l'isolement de cette contrée lui a permis de garder longtemps son indépendance et ses mœurs antiques, et de nos jours encore on peut dire que la presqu'île ar- moricaine est plus celtique que française (2). Tandis que les Ibères et les Gaulois se partageaient le sol, des Grecs phocéens venus de l'Asie Mineure fon- dèrent sur les côtes de la Méditerranée la puissante colo- nie de Marseille, 600 ans avant Jésus-Christ Cette ville étendit peu à peu sa domination ; elle devint aussi riche que savante et son commerce rivalisa même avec celui de Carthage. (1) Outre les Celtes primitifs, l'Armorique reçut plusieurs migra- tions venues à différentes époques de la Grande-Bretagne, surtout quand les Saxons s'établirent dans ce pays. (2) Voir les curieuses recherches de M. de la Villemarqué sur les bardes armoricains et les Chants populaires de la Bretagne qu'il a publiés. Les noms de Taliesin, d'Hyvarnion et de Gwenchlan sont les plus célèbres. Les poèmes des bardes gallois ont été recueillis en Angleterre par Owen Jones. Mais voici Rome avec ses infatigables légions; elle pressent déjà que le monde doit être sa conquête ; elle a commencé par soumettre ces terribles Gaulois cisalpins qui avaient menacé son existence; arrivée au sommet des Alpes, elle jette un regard avide sur les belles plaines où coulent la Durance et le Rhône; bientôt elle les envahit et les appelle sa Province (Provence); elle jette les fondements d'Aix et de Narbonne, et fait alliance avec Marseille, en attendant qu'elle l'asservisse. Bientôt César paraît avec le génie de la conquête : il trouve la Gaule divisée en une multitude de petits peu- ples; pendant neuf ans il l'attaque sans relâche, et la Gaule épuisée tombe à ses pieds après la défaite de Ver- cingétorix. La Gaule reste province romaine jusqu'à l'invasion des barbares; peu à peu sa nationalité, sa langue, ses mœurs s'effacent devant celles du peuple conquérant. Les Romains la couvrent d'écoles et de monuments (I) ; elle répond à ces avances de la civilisation romaine en produisant des savants, des poètes, et surtout des avocats qui se distinguent à Rome même (2). IIe, III ET IVe SIÈCLES CONVERSION DE LA GAULE. — ÉPISCOPAT. — MONACHISME. La religion chrétienne, qui devait tirer le monde romain de l'erreur et de la corruption où il était plongé, contenait les germes féconds et réparateurs d'une civi- (1) Les plus beaux restes de ces monuments de la domination ro- maine se trouvent à Aix, à Arles, à Nîmes, à Trêves. (2) Le célèbre acteur Roscius, l'orateur Domitius Afer, le poète Var- ron d'Atax, Gallus, l'historien Trogue-Pompée, Pétrone, sont nés en Gaule. lisation nouvelle. Ses saintes doctrines se propagèrent, malgré les cruelles persécutions qui avaient pour but de les étouffer : la parole des apôtres et le sang des martyrs devaient faire la conquête du monde. La vérité reli- gieuse, confinée depuis des siècles au milieu des arides rochers de la Judée, allait s'épanouissant de région en région, comme une fleur qui répand ses parfums et promet des fruits abondants. L'Évangile saisit les âmes, les agite, les pénètre, les émeut, les transforme, et bientôt la pensée humaine, ravivée par le souffle bien- faisant de la foi, retrouve l'enthousiasme, source infinie d'héroïsme et de poésie. Les Actes des martyrs, rédigés dans les prisons, en présence même des supplices, sont de naïves et sublimes preuves de cette première trans- formation (1). La Gaule reçoit la prédication évangélique au IIe siè- cle; l'Église de Lyon, fondée par saint Pothin et saint Irénée, est cimentée par le sang d'une foule de martyrs, parmi lesquels une jeune fille, l'esclave Blandine, dé- ploie le plus héroïque courage. Bientôt après, saint Denis convertit Paris, qu'on nommait alors Lutèce, fonde plusieurs églises et mérite le titre d'apôtre des Gaules. Depuis ce moment, la vie religieuse donne du mouve- ment à la pensée : de pieux et savants évêques, issus pour la plupart de familles patriciennes, continuent dans la Gaule l'œuvre civilisatrice. Quand la persécu- tion a cessé par l'avènement au trône de Constantin le Grand, ils prêchent, ils écrivent, ils discutent. C'est dans l'Église que s'est réfugié le talent ainsi que la science; le courage ne leur fait pas défaut quand il s'agit de résister à l'injustice ou à l'erreur : c'est ainsi que saint Ambroise (2), évêque de Milan, soumet à la péni- (1) Voir Ampère, Hist. littéraire de la France avant le XIIe siècle. (2) Né à Trêves. tence publique l'empereur Théodose, coupable du mas- sacre de Thessalonique ; que saint Hilaire, de Poitiers, le Rhône de l'éloquence latine, résiste courageusement à l'empereur Constance, qui protégeait les Ariens. Citons encore Maint Paulin, de Bordeaux, auteur de Poésies pieuses et de Lettres intéressantes; saint Prosper, d'Aquitaine, qui composa un poème sur la Grâce, imité depuis par Louis Racine; Sidoine Apollinaire, de Lyon, gendre de l'empereur Avitus, puis évêque de Clermont: ses poésies, souvent frivoles, nous donnent de précieux renseignements sur la société de ce temps, que les barbares venaient d'envahir; saint Avit, évêque de Vienne, auteur d'un poème remarquable sur la Créa- tion, sorte de Paradis perdu, ayant peut-être inspiré quelques passages de Milton (1). L'épiscopat n'était pas la seule influence bienfaisante qui fût exercée sur cette société néo-chrétienne; le mo- nachisme, né en Orient des besoins de la vie contempla- tive, passa en Occident vers la fin du IVe siècle, et jeta de profondes racines dans le sol de la Gaule. Saint Martin fonda près de Tours le monastère de Ligugé; saint Honorat celui de Lérins, et Cassien celui de Mar- seille, pour lequel il écrivit ses Institutions monastiques. Mais le législateur le plus célèbre de la vie cénobitique (1) ADAM ET EVE CHASSÉS DU PARADIS. « Bien que les champs se montrent à eux verdoyants de gazon et peints de fleurs variées, malgré les fleuves et les fontaines, la face du monde leur semble sans beauté après la tienne, ô Paradis I... Tout offense leurs regards, et comme il est ordinaire à l'homme, ils aiment davantage ce qu'ils ont perdu. Le monde paraît se resserrer devant eux ; l'extrémité de la terre est loin, et cependant les presse. Le jour est terne ; sous les feux du soleil, ils se plaignent que la lumière a disparu : les astres gémissent dans le ciel, plus éloignés de leur tête ; ils aperçoivent à peine dans le lointain ce ciel qu'ils touchaient auparavant. » fut saint Benoît, de Nursie, abbé du Mont-Cassin, qui remplaça la contemplation des anachorètes orientaux par le travail actif de l'esprit et du corps, besoin naturel aux races occidentales. Les moines devaient non-seule- ment prier, mais encore étudier les livres et cultiver la terre : triple sanctification de l'homme opérée dans la solitude, mais dont les bienfaits devaient rejaillir sur les nations entières. « Les moines, dit M. Guizot, ont été les défricheurs de l'Europe ; ils l'ont défrichée en grand, en associant l'agriculture à la prédication. » Ainsi, au moment où l'invasion barbare menaçait de ruine l'an- tique civilisation romaine, la Providence préparait de pieux asiles où devait se conserver le dépôt des vertus religieuses et de la culture intellectuelle (1) (1) « Oh! qu'elles sont douces à ceux qui ont soif de Dieu, les soli- tudes infréquentées I qu'elles sont aimables à ceux qui cherchent le Christ, ces retraites immenses où la nature veille silencieuse 1 Ce si- lence a de merveilleux aiguillons qui excitent l'âme à s'élancer vers Dieu et la ravissent en d'ineffables transports ; là, on n'entend au- cun bruit, si ce n'est celui de la voix humaine qui monte vers le ciel. Ces sons pleins de suavité troublent seuls le secret de la solitude dont le repos n'est interrompu que par des murmures plus doux que le repos lui-même, les saints murmures des chants modestes. Du sein des chœurs fervents les chants mélodieux s'élèvent, et la voix de l'homme accompagne la prière jusque dans les cieux. » « Je considère, il est vrai, avec respect tous les lieux décorés par les saints qui s'y retirent, mais j'honore particulièrement ma chère Lérins, qui reçoit dans ses bras hospitaliers ceux qu'a jetés sur son sein la tempête du monde ; qui introduit doucement parmi ses om- brages ceux que brûlent les ardeurs du siècle, pour qu'ils y respi- rent et y reprennent haleine sous l'abri spirituel du Seigneur. Abon- dante en fontaines, parée de verdure, couverte de vignes, agréable par son aspect et par ses parfums, elle semble un paradis à ceux qui l'habitent. » SAINT EUCHER. V ET VIe SIÈCLES CONQUÊTE BARBARE; SES RÉSULTATS. — FORTUNAT. — GRÉGOIRE DE TOURS. — LÉGENDES Depuis longtemps les barbares frappaient aux bar- rières de l'empire romain, demandant leur place au soleil. Un ébranlement général se produit au commen- cement du ve siècle ; la Gaule est inondée et bouleversée par un déluge de peuples scythiques et germaniques ; les uns passent en ravageant comme une tempête ; les autres se fixent sur le sol de la Gaule : ce sont les Bour- guignons au sud-est, les Visigoths au midi, les Francs au nord. Clovis, chef de ces derniers, établit sa domination sur la Gaule presque entière : il se convertit au christia- nisme à la voix de sa femme Clotilde, et pose les fonde- ments de la nation française. Ainsi le vieux monde romain était mort, rongé par ses propres vices ; la civilisation païenne avait fait son temps; elle disparaissait pour faire place à un monde nouveau, à une croyance nouvelle. L'Europe devait se transformer sous une double influence, celle de la reli- gion chrétienne et celle de la conquête barbare. Ces peuples vainqueurs étaient pour la plupart de race germanique ; pour les connaître, il faut lire le livre de l'historien Tacite, intitulé Mœurs des Germains, où il trace leur portrait avec une exactitude remarquable. C'étaient des hommes de haute stature, au teint blanc, aux cheveux blonds, aux yeux bleus, aimant surtout la guerre et affrontant la mort, le sourire aux lèvres. Pen- dant la paix, ils passaient leur temps à chasser, à jouer ou à boire. Ils choisissaient leurs chefs parmi les plus braves : la vaillance était chez eux le meilleur titre de noblesse. Chaque chef avait ses compagnons, ses fidèles (leudes), qui combattaient et mouraient au besoin à ses côtés. Ils avaient un respect particulier pour leurs femmes, et celles-ci les accompagnaient jusqu'au milieu des périls du combat. Dans cette description fidèle des mœurs primitives des Germains, il est facile d'entrevoir les germes de la féodalité et de la chevalerie du moyen âge. Mais il ne faut pas croire qu'en subissant la conquête germanique, la Gaule ait adopté la langue et les mœurs des vainqueurs. Les barbares étaient trop peu nombreux et trop inférieurs en civilisation au peuple vaincu pour ne pas se fondre dans sa masse; ils oublièrent donc peu à peu leur langue pour adopter celle des Gallo-Latins : c'est ce qui explique pourquoi, dans la langue française, il reste si peu de mots teutoniques. M. Ampère a dit : " Le français est une langue latine; les mots celtiques y sont restés ; les mots germaniques y sont venus ; les mots latins sont la langue elle-même : ils la constituent (1). » Le résultat immédiat de la conquête barbare fut un épaississement de l'ignorance et des ténèbres. Depuis Clovis jusqu'à Charlemagne, l'histoire des Francs ne présente que confusion et luttes sanglantes. Car, bien que ces vainqueurs, devenus chrétiens, ménageassent les évêques, dont l'autorité était grande sur le peuple, ils ne dépouillèrent que lentement leurs instincts fé- (1) La langue latine était d'origine sanscrite ainsi que le celtique : de là sans doute la facilité qu'eurent les deux idiomes à s'assimiler. On croit que les sons e, è, u, qui sont restés dans notre langue, «pro- viennent de la prononciation gauloise ; il en serait de même du son nasal m et n, du ch, du j et des II mouillées. Les philologues esti- ment à une centaine le nombre des mots celtiques restés dans la langue française, et celui des mots teutoniques à un millier. roces ; les arts et les lettres, apanage des vaincus, étaient pour eux un objet de mépris. Cependant la langue latine continue d'être en usage, tout en se corrompant de plus en plus au contact de la barbarie. Le clergé est toujours le dépositaire du savoir, en même temps qu'il défend avec courage les droits de l'humanité et de la religion, souvent violés par les barbares. Ainsi, au vie siècle, saintCésaire (470-542), d'Arles, soutient dignement la tradition apostolique; il était sorti du monastère de Lérins. devenu une pépinière de savants et vertueux évêques. Ses Sermons et ses Homélies sont empreints d'une douce et charmante familiarité. Fortunat (530-609), évêque de Poitiers, est le der- nier représentant de la poésie en Gaule jusqu'à Charle- magne. Il se trouva à la cour du roi Sigebert au moment du mariage de ce prince avec Brunehaut, et le célébra en composant un épithalame d'un goût tout mytholo- gique. Il se fixa ensuite à Poitiers, auprès de sainte Ra- degonde, femme de Clotaire Ier, qui y vivait dans un cloître, et il devint l'intendant, le secrétaire de cette princesse. C'est là qu'il composa, à côté de beaucoup de petites pièces de vers puériles et monotones, plu- sieurs hymnes chantées encore dans les cérémonies du culte catholique (I). Saint Grégoire de Tours (539-593), né en Auvergne, d'une famille de sénateurs, est l'historien de cette épo- que; sans son Histoire ecclésiastique des Francs, nous n'aurions aucun renseignement sur les faits qui suivirent la conquête de Clovis. Saint Grégoire fut un grand évêque : son mérite le fit élever au siège de Tours, si important alors par le tom- beau de saint Martin. Il lutta avec une noble fermeté (1) Voir Aug. Thierry, Récits des temps mérovingiens. contre la conduite criminelle de Chilpéric et de son épouse, la cruelle Frédégonde ; toute sa vie fut un com- bat en faveur de l'Église et des opprimés. Grégoire de Tours, dans son histoire, n'est pas sa- vant ; il avoue lui-même son ignorance, et déclare qu'il écrit en style rustique; mais il est simple et naturel, et n'en peint que mieux l'époque rude et barbare qu'il raconte; on oublie ses défauts en faveur de l'intérêt qu'il inspire (1). A la fin du vi° siècle, les ténèbres de l'intelligence deviennent plus épaisses : toute culture de l'esprit semble disparaître. L'Église seule en conservait le dépôt à l'état latent, toute prête à en provoquer le réveil sous une impulsion favorable. Ce qui vit toujours et ne s'é- teint pas dans la mémoire populaire, ce sont les bien- faits de l'enseignement chrétien, ce sont la vie et les miracles des saints, des martyrs, dont le recueil a con- stitué depuis la vaste collection des Bollandistes, sous le titre d'Actes des Saints (Acta Sanctorum). Le jésuite Bolland, qui lui a donné son nom, avait été précédé dans ce travail par le P. Rosweyde, de la maison d'An- (1) « La culture des lettres s'éteignant ou plutôt périssant dans les villes de la Gaule, pendant que le bien et le mal s'y commettaient également, et que s'y déchaînait la férocité des barbares ou la fureur des rois... et qu'il ne pouvait se trouver un seul grammairien sa- vant dans la dialectique pour retracer toutes les choses, soit en prose, soit en vers, la plupart en gémissaient souvent, disant : « Malheur « à notre temps I car l'étude des lettres a péri parmi nous, et l'on « ne rencontre plus personne qui puisse mettre par écrit les événe- « ments présents. » Ces plaintes et d'autres semblables, répétées chaque jour, m'ont décidé à transmettre au temps à venir la mémoire du passé ; et, bien que parlant un langage inculte, je n'ai pu taire , cependant ni les entreprises des méchants, ni la vie des hommes de bien. Ce qui m'a surtout excité, c'est que j'ai souvent ouï dire que peu d'hommes comprennent un rhéteur qui parle en philosophe ; presque tous, au contraire, un narrateur qui parle comme 'le vul- gaire (quia philosophantem rhetrem intelligunt pauci, loquentem rusticum multi). » vers. Il en refit le plan, en suivant l'ordre du martyro- loge et du calendrier. Après vingt-cinq ans de travaux, avec l'aide d'un collaborateur dévoué, il n'avait pu ter- miner que les deux premiers mois de l'année. L'impres- sion commença en 1630. L'œuvre fut continuée, inter- rompue, puis reprise en 1836, et le tomeLIV8 parut en 1847. L'achèvement en est prochain. C'est un trésor inestimable, non seulement pour l'Eglise, mais encore pour la littérature et pour l'art. La légende, récit naïf et populaire, est le principal élément littéraire de ces siècles d'ignorance et d'obscu- rité. Par elle se transmettent les traditions et les souve- nirs. Elle est la source poétique dont s'empareront les conteurs et les poètes, en groupant leurs récits autour de deux héros principaux, Charlemagne et le roi Arthur (1). RENAISSANCE SOUS CHARLEMAGNE (768-814) Il fallait une main vigoureuse, un homme de génie, pour relever l'esprit humain de la dégradation où il était tombé : la Providence suscita cet homme, qui fut Charlemagne. La vie de Charlemagne offre deux côtés bien distincts: ses grandes guerres contre les barbares qui continuaient l'invasion, tels que les Saxons en Germanie, les Avares sur le Danube, les Lombards en Italie et les Sarrasins en Espagne ; ensuite ses efforts constants pour civiliser les peuples qu'il gouverne. Charlemagne comprenait que l'épée ne suffit pas pour fonder un empire ; qu'il faut y joindre la religion, les lois et la science. Son premier soin fut de rétablir la discipline ecclésiastique, de réorganiser les écoles et (1) Arthur, Arthus ou Artus. l'enseignement. Il écrivit aux évêques pour les exhorter à faire revivre les études. La circulaire qu'il leur adressa en 786 est un curieux document : il représente au clergé qu'il est inconvenant de prier Dieu en mauvais langage ; que les prêtres doivent étudier pour comprendre les beautés des saintes Écritures et ne pas être exposés à l'erreur. Grâce à sa vigoureuse impulsion, des écoles s'élevè- rent de toutes parts : chaque église, chaque couvent eut la sienne ; il y en avait une dans le palais impérial, où les enfants de l'empereur étudiaient au milieu des autres écoliers ; lui-même surveillait tout, et l'on raconte qu'un jour il tança vertement quelques jeunes nobles dont il trouva les compositions mauvaises. Malheureusement les hommes instruits manquaient à Charlemagne. Par ses bienfaits, il attira à sa cour des étrangers de distinction. Le premier est l'Anglais Alculn, l'homme le plus savant de son temps, qui dirigea l'école du palais, et plus tard celle de Saint- Martin de Tours. Viennent ensuite Pierre de Pise, Warnefrid, historien des Lombards, tous deux en- levés à l'Italie; Éginhard, élevé avec les enfants de Charlemagne, et qui devint son secrétaire, peut-être même son gendre; il nous a laissé la vie du grand em- pereur; Angilbert, assez bon poète; Turpin ou Tilpin, archevêque de Reims, auquel on attribua, mais à tort, la chronique fabuleuse intitulée : Vie et gestes de Charles le Grand et de Roland, livre qui paraît être du xie siècle. Pour mieux vaincre toutes les résistances, l'empereur donnait lui-même l'exemple de l'étude : pendant ses repas, il se faisait lire la Cité de Dieu de saint Augustin. La nuit, il plaçait sous son chevet des tablettes, pour s'exercer à tracer des caractères dans les intervalles de son sommeil. Ëginhard, qui rapporte ce fait, ajoute qu'il ne réussit jamais bien dans son travail, parce qu'il avait commencé trop tard. On a voulu conclure de ce passage que Charlemagne ne savait pas écrire; mais il est plus probable qu'il ne parvenait pas à se distinguer dans la calligraphie, art d'autant plus estimé alors qu'il n'y avait encore que des manuscrits. Enfin nous savons qu'il com- posa une grammaire tudesque, et fit faire un recueil des vieux chants de la Germanie, travaux aujourd'hui perdus. Au milieu de son palais, Charlemagne avait aussi créé une Académie où il aimait à s'entourer de tous les savants de sa cour. On y agitait une foule de questions littéraires et théologiques. Dans ces réunions, chaque académicien prenait le nom d'un homme célèbre de l'an- tiquité : Angilbert se nommait Homère, Alcuin Horace, Charlemagne s'appelait David. N'oublions pas de citer les ordonnances de Charle- magne connues sous le nom de Capitulaires ; c'est un recueil où se révèle la sagesse autant que le génie de celui qui l'a dicté (I). (1) On a également attribué à Charlemagne les Livres Carolins, ou- vrage écrit au moins sous son inspiration, et concernant la querelle des Iconoclastes. Voir Guizot, Hist. de la civilisation en France ; Ampère, Hist. litt. de la France avant le XIIe siècle; Ozanam, le Christianisme chez Ies Francs. DEUXIÈME ÉPOQUE DITE DU MOYEN AGE Depuis le serment de 842 jusqu'à la renaissance sous François Ier, 1515. ÉTAT DE LA LANGUE ET DE L'INTELLIGENCE APRÈS CHARLEMAGNE. Après la mort de Charlemagne, le mouvement qu'il avait provoqué s'arrête. Son fils, Louis le Débonnaire, prince pieux, mais sans énergie, voit des enfants ingrats se révolter pour lui arracher sa couronne ; les troubles civils tendent à replonger l'empire dans la barbarie. En 841, Lothaire livre à ses deux frères, Louis le Germanique et Charles le Chauve, la sanglante bataille deFontenay; ceux-ci sont vainqueurs, et l'année sui- vante, à Strasbourg, ils se font un serment mutuel de fidélité et d'alliance. Ce serment, qui nous a été con- servé par Nithard, historien du temps (1), est intéres- sant en ce qu'il nous offre l'un des premiers monuments connus de la langue vulgaire; il nous prouve, que la langue latine, altérée dans ses formes par une ignorance croissante, avait été remplacée par un idiome encore (1) Nithard était fils d'Angilbert et de Berthe, fille de Charlemagne : son livre a pour titre : Histoire des divisions entre /es fi/s de Louis le Débonnaire. grossier, véritable souche de la langue française ac- tuelle (1). On peut trouver, dès le vie et le vii0 siècle, les premiers vestiges de la langue vulgaire, source du français mo- derne. On distinguait dès lors la langue romane du tudesque et du latin, et saint Mummolin, élu évêque de Noyon, fut choisi, dit son historien, parce qu'il comprenait bien l'une et l'autre langue. Le Glossaire de Reichenau, récemment découvert, donne l'expli- cation en langue vulgaire de certains termes latins de la Bible; il date de l'année 768, celle qui vit monter (1) EXTRAIT DU SERMENT DE 842 ENTRE LOUIS LE GERMANIQUE ET CHARLES LE CHAUVE. TEXTE EN LANGUE ROMANE. Pro Deo amur et pro Christian poblo et nostro commun salva- ment, d'ist di in avant, in quant Deus savir et podir me dunat, si salvarai eo cist meon fradre Karlo et in adjudha et in cadhuna cosa, si cum om per dreit son fradre salvar dist, in o quid il mi altre si fazet. Et ab Ludher nul plaid num- quam prendrai, qui meon volcist meon fradre Karle in damno sit. TRADUCTION LITTÉRALE. Pour (de) Dieu l'amour et pour (du) chrétien peuple et notre com- mun salut, de ce jour en avant, en tant que Dieu savoir et pouvoir me donne, ainsi sauverai-je celui- ci mon frère Charles, et en aide et en chaque chose, si comme on par droit son frère sauver doit, afin que il à moi autant en fasse. Et de Lothaire nul accommodement ja- mais (ne) prendrai qui, à ma vo- lonté, à celui-ci mon frère Charles en dommage soit. SERMENT DES SEIGNEURS. TEXTE EN GALLO-ROMAIN. Si Lodhuvigs sagrament que son fradre Karlo jurât conservât, et Karlus meos. sendra de suo part non Ios tanit, si io returnar non lint pois, ne io ne nuels cui eo returnar int pois, in nulla adju- dha contra Lodhuvigs nun lin iver. TRADUCTION LITTÉRALE. Si Louis (le) serment, que son frère Charles jure, conserve, et Charles mon seigneur de sa part ne le tient, si je détourner ne l'en puis, ni moi, ni nul que je détour- ner en puisse, en nulle aide contrer Louis ne lui irai. Charlemagne au trône. Le concile de Tours, en 813, ordonne aux évêques de faire traduire les écrits des Pères en langue romane ou théotisque, pour qu'ils puissent être compris de tous. Enfin, dès le xc siècle, cet idiome vulgaire peut déjà servir d'interprète à la poésie, comme le prouve la Cantilène de sainte Eulalie, qui commence ainsi : « Buona pulcella fut Eulalia ; « Bol avret corps, bellezour anima. « Voldrent la veintre li Deo inimi, « Voldrent la faire diaule servir. « Eulalie fut une bonne vierge ; elle avait beau corps et plus belle âme. Les ennemis de Dieu voulurent la vaincre, voulurent lui faire servir le diable. » La langue romane, dérivée directement du latin (romain), fut parlée, avec des différences locales, dans tous les pays qui avaient subi la domination romaine ; nous la trouvons donc en Italie, en France et en Espagne. Chacune de ces contrées fit sa langue d'après son génie propre, ses habitudes de prononciation et l'adjonction plus ou moins grande des éléments étrangers. Le fonds commun est le latin ; le reste tient au caractère na- tional. L'italien est plus près de la langue mère; le français en est le plus éloigné. La géographie suffit à expliquer ces variations, en y joignant l'influence plus ou moins forte de l'invasion barbare. En France même, la diversité d'idiome s'accusa for- tement entre le Nord et le Midi. Il y eut réellement deux langues, sans compter de notables différences d'une province à l'autre ; elles se retrouvent encore de nos jours dans les patois populaires. La langue du Nord, ou roman-wallon, a pris le nom de langue d'oïl; celle du Midi s'appela langue d'oc, ou langue provençale (1). On (1) Oc signifie oui, et vient du latin hoc ; oïl a la même significa- peut prendre la Loire comme ligne de séparation assez exacte entre ces deux dialectes. Comment la langue du Nord a-t-elle fini par prévaloir, par devenir la langue littéraire de la France, et comment celle du Midi, qui l'emportait d'abord en grâce, en souplesse, en har- monie, s'est-elle éclipsée dans le dédain et l'oubli, c'est ce que nous allons expliquer par la suite de cette étude. Il suffit d'interroger l'histoire pour constater que le midi de la France reçut de l'occupation romaine une empreinte plus forte et plus durable que le nord, et, en même temps, que l'invasion barbare y pesa moins long- temps, moins lourdement que sur le reste du pays. Le royaume des Francs avait au nord son centre d'action, et il eut plus souvent à défendre le Rhin que les Pyré- nées. Quand l'empire de Charlemagne fut dissous, la Gaule méridionale devint à peu près indépendante : elle n'eut pas à subir les sanglantes divisions qui agi- tèrent le Nord, non plus que les terribles dévastations des Normands. Les traditions latines y étaient restées vivaces ; l'esprit municipal s'y ranima promptement; la culture romaine se raviva sans peine; les grandes villes, comme Toulouse, Bordeaux, Narbonne, Arles, devinrent des centres de commerce et de luxe; il se forma des seigneuries puissantes, dont la domination fut propice au développement intellectuel. La chevalerie y brillait de tout son éclat. La douceur du climat, un certain esprit de liberté, le goût des plaisirs, et, de plus, des communications fréquentes avec les Maures d'Espagne, déjà fort avancés en civilisation comme en science, tout concourait à donner à cette tion et vient du latin illud. La langue italienne fut appelée langue de si (sic). Chaque langue a pris son nom d'un mot exprimant l'af- firmation. partie de la France une prospérité, un état de culture qui n'avaient rien d'égal dans le reste de l'Europe. Il n'est pas étonnant que, sous ces influences diverses, sa langue se soit développée et fixée promptement, par une alliance heureuse de l'expression et de l'harmonie. Elle déploya avec aisance ces grâces naïves, ce tour ingénieux, cette allure vive et légère qui firent donner à ses productions le nom de gaie science, de gai savoir. Les poètes du Midi se nomment troubadours, du mot trobar, trouver, inventer. Nous les voyons dans toutes les cours, assidus auprès des seigneurs et des dames, chantant la gloire des uns, le mérite des autres, et visant à recueillir honneur et profit. Ils paraissent dans toutes les fêtes, les tournois, les réunions, toujours accueillis avec faveur, chantant l'amour sous toutes les formes, et portant jusqu'au raffinement l'analyse subtile de la passion. A côté des troubadours, il faut citer les jongleurs, qui les accompagnaient quelquefois pour chanter leurs vers, au son d'un instrument, guitare, mandore, viole ou rote. Les jongleurs faisaient diversion au chant par des tours d'adresse, des jeux de passe-passe, qui discré- ditèrent peu à peu leur profession et les firent tomber dans le mépris. On vit pourtant des jongleurs s'élever au rang de troubadours et de chevaliers par leur talent à composer des vers. Les compositions des troubadours sont des chansons (cansos), des pastourelles, des tensons, sortes de dialogues poétiques, des sirventes où la satire s'exerce souvent avec une virulente audace. Mais le caractère général de cette poésie est la grâce, la légèreté et l'harmonie bien plus que la richesse de l'invention ou la force de la pensée. Le génie oriental jeta son reflet sur l'imagination des troubadours. La Catalogne fut unie à la Provence sous la domination de Raymond-Bérenger (1092); la gaie science florissait à la cour des comtes de Barcelone ; elle se trouva en contact avec cette civilisation arabe qui avait produit les merveilles des palais de Cordoue, de Grenade et de Séville; elle y puisa plus d'une inspira- tion; elle y gagna surtout la richesse de la forme et la savante harmonie du rythme. Mais malgré cette facilité élégante, la poésie des trou- badours n'atteignit jamais un haut développement : le printemps, la gloire et la beauté, tels étaient les sujets qu'elle traitait sans cesse en se jouant; la variété de la forme ne peut leur enlever un caractère général de fri- vole monotonie. Ainsi, sur près de deux cents trouba- dours connus, pas un qui se dessine fortement par ces grandes qualités d'invention et d'exécution qui caracté- risent le génie. On peut voir dans cette faiblesse de conceptions et d'idées la cause principale qui empêcha la langue d'oc de devenir une véritable langue littéraire : une langue ne peut vivre et durer en effet que si le génie l'a consacrée par des chefs-d'œuvre. 11 y aurait donc peu d'intérêt et de profit à étudier ici en détail chacun de ces poètes de la langue d'oc, dont plusieurs sont de nobles chevaliers, de grands sei- gneurs, des rois même, tandis que d'autres, de plus humble naissance, ne durent qu'à leur talent le titre envié de troubadour. Nous citerons seulement les plus connus d'entre eux : Sordel de Mantoue, célèbre par sa bravoure et ses aventures ; Dante parle de lui avec admiration dans son Purgatoire; Arnaud de Marveil, pauvre serf qui devint troubadour du vicomte de Béziers, et célébra les charmes de la comtesse Adélaïde, fille du comte de Toulouse, Raymond V; Bernard de Ven- tadour, Gaucelm Faydit, Pierre Vidal étaient aussi d'humble origine, mais leurs vers les mirent au niveau des plus nobles seigneurs; Arnaud Daniel a été célébré par Dante et par Pétrarque : ce dernier l'appelle le grand maître d'amour; Peyrols d'Au- vergne chanta la croisade à laquelle il prit une part glorieuse. Guillaume IX, comte de Poitiers et duc d'Aqui- taine, se distingua également par son esprit, par sa bravoure et par sa conduite violente et déréglée; il partit, en 1101, avec une armée pour la croisade, dont il revint presque seul pour aller mourir dans un cloître. Bertrand de Born est un troubadour guerrier, un poète batailleur dont les hardis sirventes font penser aux chants belliqueux de Tyrtée. 11 excita les fils de Henri II d'Angleterre à se révolter contre leur père; c'est pour cela que Dante, dans son Enfer, le représente portant à la main sa propre tête ensanglantée. Ce turbulent sei- gneur perdit deux fois son château et finit sa vie dans un cloître (1). (1) S1RVENTE GUERRlER '. Bien me plaît le doux temps de Pâques Qui fait feuilles et fleurs venir ; Et il me plaît quand j'entends la joie Des oiseaux qui font retentir Leur chant par le bocage ; Et il me plaît quand je vois sur les prés Tentes et pavillons plantés ; I Bem platz lo dous temps de pascor Que fai foillas e flors venir ; E platz me quan aug la boudor Dels auze's que fan retentir Lor cant per lo boscatge ; Et platz mi quan vei sobrels pracz Tendaz e pavaillos fermatz ; E ai gran allegratge, Quau vei per campaigna rengatz Cavalier e cavals armatz. Richard Cœur-de-Lion (1157-1199), si célèbre par ses exploits chevaleresques à la troisième croisade, Et j'ai grande allégresse, Quand je vois rangés dans la campagne Cavaliers et chevaux armés. Et il me plaît quand les courriers Font fuir les gens et leur avoir (leurs troupeaux) ; Et il me plaît quand je vois après eux Grande foule d'hommes armés rugir ensemble ; Et il plaît à mon courage, Quand je voix châteaux forts assiégiés Et faubourgs détruits et effondrés ; Et que je vois l'armée sur le bord Tout à l'entour clos de bons fossés Garnis de palissades et de pieux. Et de même me plaît le seigneur, Quand il vient le premier à l'attaque, A cheval, armé, sans crainte. Et qu'aussi il donne aux siens de la hardiesse Par ses vaillantes prouesses ; Et, dès que le combat est engagé, Chacun doit être disposé Et le suivre de bon gré ; Car on n'est en droit d'être prisé Qu'autant qu'on a donné et reçu maints coups. Nous verrons, à l'entrée du combat, lances et épées Briser et dégarnir casques de couleur et écus, et maints Vassaux frapper ensemble ; et ensuite errer à l'aventure Chevaux des morts et des blessés. Et quand ils seront entrés en bataille, Que nul homme de haut parage Ne pense plus qu'à trancher têtes et bras , Car mieux vaut un mort qu'un vivant vaincu. Je dis que n'a pas autant de saveur pour moi Le manger, le boire ni le dormir, Comme lorsque j'entends crier : A eux ! Des deux parts ; et lorsque j'entends hennir Chevaux à vide à travers l'herbage ; Et que j'entends crier : A l'aide! à l'aide! Et que je vois tomber dans les fossés cultiva aussi la gaie science qu'il avait apprise dans les cours du Midi. A son retour d'Orient, l'empereur Henri VI le retint prisonnier pendant dix-huit mois dans un château d'Allemagne (1). Une légende, peut-être fabuleuse, raconte que le lieu de son séjour fut décou- vert par son ami, le troubadour Blondel, qui eut la pensée d'aller de château en château, répétant les chan- sons composées par le roi, et qu'il reconnut le prince dont la voix continua, du fond de sa prison, la chanson commencée par son féal serviteur (2). Petits et grands à l'ombre. Et que je vois les morts qui à travers les côtes Ont les pennons de lance qui les ont traversées. Noble comtesse, on vous tient pour la meilleure Qu'on puisse voir en tout le monde, Et pour la plus charmante Qu'on ait jamais vue et qu'on voie maintenant . Béatrix, de haut parage, Bonne maîtresse en parole et en faits. Source d'où jaillissent toutes les beautés. Belle hors de pair, Votre riche mérite est si grand Que sur tous il est élevé. (1) Le château de Diernstein, ou Dürrenstein sur le Danube. (2) SIRVENTE. Si prisonnier ne dit point sa raison Sans un grand trouble et douloureux soupçon, Pour son confort qu'il fasse une chanson. J'ai prou d'amis, mais bien pauvre est leur don , Honte ils auront, si, faute de rançon, Je suis deux hivers pris. Qu'ils sachent bien, mes hommes, mes barons, Anglais, Normands, Poitevins et Gascons, Que je n'ai point si pauvres compagnons, Que pour argent n'ouvrisse leurs prisons. Point ne les veux taxer de trahisons, Mais suis deux hivers pris 1 La poésie provençale fut principalement lyrique : là est son mérite et son charme. Encore ce lyrisme est-il plus dans la variété du rythme, dans la grâce et l'har- monie des vers que dans la force de la pensée et de l'émotion. Elle ressemble à une mélodie musicale qui berce l'âme plutôt qu'elle ne la pénètre profondément. C'est par erreur et prévention qu'on lui a attribué la création des chansons de geste qui font la gloire des poètes du Nord. Sauf quelques romans chevaleresques, tels que Girart de Roussillon et la Belle Maguelone, la langue d'oc n'a presque rien à opposer à ces grandes épopées narratives où excella le génie plus inventif et plus fécond des poètes de la langue d'oïl. D'abord si riante et si insoucieuse, la poésie des trou- badours incline au xii° siècle vers la satire, et, dans le siècle suivant, nous la voyons s'éteindre en exhalant des chants de haine et de vengeance. Le principal repré- sentant de cette veine satirique est Pierre Cardinal, que ses hardis sirventes ont fait surnommer le Juvénal Pour un captif, plus d'ami, de parent ; Plus que ses jours, ils épargnent l'argent. Las ! que je sens me douloir ce tourment ! Et si je meurs dans mon confinement, Qui sauvera le renom de ma gent ? Car suis deux hivers pris ! Point au chagrin ne voudrais succomber ! Le roi français peut mes terres brûler, Fausser la paix qu'il jura de garder ; Pourtant mon cœur je sens se rassurer : Si je l'en crois, mes fers vont se briser : Mais suis deux hivers pris ! Fiers ennemis, dont le cœur est si vain, Pour guerroyer attendez donc la fin De mes ennuis : me trouverez enfin. Dites-le-leur, Chail et Pensavin, Chers troubadours, qui me plaignez en vain , Car suis deux hivers pris ! 2 de la Provence. Bientôt la croisade des Albigeois vint porter un coup fatal au génie poétique de la longue d'oc. La licence et la corruption avaient fait de grands progrès dans les cours du Midi; à la faveur de cette liberté de mœurs, une hérésie de date ancienne qui se rattachait au manichéisme, l'hérésie des Albigeois s'était insinuée partout et trouvait des partisans ou des protecteurs auprès des princes ; Raymond, comte de Toulouse, lui accorda ouvertement son appui. Le légat Pierre de Castelnau ayant été assassiné sur les terres de ce seigneur, le pape Innocent III excommunia Raymond et fit prêcher une croisade contre les Albigeois. Les hommes du Nord saisirent avidement cette occasion d'écraser ceux du Midi, et tout ce beau pays fut mis à feu et à sang. Peu à peu les troubadours disparurent, les chants cessèrent, et cette langue si suave, si poéti- que, fut arrêtée dans son essor. Pourtant le peuple du Midi l'a conservée jusqu'à nos jours, mais sans qu'elle ait pu reprendre un caractère littéraire. Au xive siècle (1323), Toulouse fit une tentative pour ressusciter le gai savoir, en établissant les Jeux Floraux, dont une femme célèbre, nommée Clémence Isaure, passe pour la fondatrice, quoiqu'on ne sache rien de positif sur sa vie. Les Jeux Floraux, érigés en Académie à la fin du xvii" siècle, subsistent encore aujourd'hui; on y distribue toujours la violette, l'amarante, l'églantine, le souci, le lis, la primevère ; mais les pièces couronnées sont en langue française. Cette cérémonie, appelée fête des fleurs, a lieu le 3 mai au Capitole de Toulouse. Il faut signaler le réveil qui s'est produit dans notre siècle en faveur de la langue et de la poésie provençales. L'élan fut donné par le poete-perruquier Jasmin, dont les pièces naïves et spirituelles furent applaudies dans tout le midi de la France et couronnées aux Académies, Roumanille et Mistral ont continué avec succès ce mouvement poétique : ce dernier s'est surtout fait remar- quer par une jolie épopée rustique, Mireio {Mireille) (1). LANGUE D'OIL LES NORMANDS. — TROUVÈRES. — CHEVALERIE. Au moment où la langue d'oïl se formait en se déga- geant du latin, un peuple apparut pour se l'approprier et y mêler quelques éléments nouveaux : c'étaient les Normands. Sortis de la Scandinavie, les Normands, au ixe siècle, couvrent les mers du Nord de leurs barques légères; ils se rient des dangers, recherchent les aventures, et surtout le butin. Ils pénètrent par l'embouchure des fleuves; ils ravagent à plusieurs reprises les côtes de France et d'Angleterre; ils font même le siège de Paris, et Charles le Simple, ne pouvant plus leur résister, fait un traité avec Rollon, l'un de leurs chefs (911); il lui donne la main de sa fille Gisèle, avec la belle province de Neustrie pour dot. Rollon devient chrétien avec son peuple, et, chose singulière, ces pirates, naguère si féroces, se plient sans peine au joug de la civilisation en adoptant rapidement la langue et les mœurs des vaincus ; en un mot, ils deviennent Français. A une raison fine et déliée les Normands joignaient une imagination vive et le goût des aventures extraordi- (1) La littérature provençale a été l'objet de nombreux travaux cri- tiques. Raynouard publia une Grammaire romane et une Collection des poésies originales des Troubadours. Fauriel composa l'Histoire de la poésie provençale; Barret, les Troubadours et leur influence. Un savant allemand, Diez, a fait aussi sur cette matière de nombreux travaux qui ont rectifié et complété les recherches antérieures. naires; si l'on y ajoute le caractère chevaleresque des Francs, l'esprit droit et positif des Romains, le génie narquois, satirique et léger des Gaulois, on a à peu près tous les éléments qui sont entrés dans la formation de l'esprit français. Non contents d'avoir adopté la langue française, les Normands la transportèrent avec eux en Angleterre ainsi que dans les Deux-Siciles. Guillaume le Conqué- rant, maître de l'Angleterre par la bataille de Hastings, en 1066, imposa à ce pays la langue française, qui y fut pendant trois siècles la langue officielle, la langue aristocratique : voilà pourquoi l'anglais est encore mêlé d'une foule d'expressions françaises ; enfin les premiers trouvères qui écrivirent en langue d'oïl sont anglo- normands. Au xie siècle, la société féodale est assise, régulière- ment organisée. Après l'an 1000, époque fatidique et redoutée où l'on attendait la fin du monde, l'humanité se reprend avec bonheur à respirer et à vivre. C'est comme une renaissance ; elle se manifeste par un élan plus vif de foi reconnaissante. « Il semblait, dit un chroniqueur de l'époque (Glaber), que le monde, en se secouant, voulût dépouiller sa vieille enveloppe pour se revêtir partout d'une blanche robe d'églises. » Cette foi ardente et forte, la chevalerie naissante va l'appuyer de ses plus héroïques efforts en opposant aux invasions de l'Islam les merveilleuses expéditions des croisades. Quelle sera la littérature de cette société nouvelle, née de la force et de la conquête, mais profondément pénétrée de la foi religieuse ? Elle reflétera fidèlement les mœurs et les caractères de l'époque : la grandeur mêlée à la violence, l'esprit d'aventures, le besoin d'action, le mépris du danger et de la mort; avec cela une sou- mission docile à l'Église, le respect des femmes, la loyauté, la fidélité au serment, le dévouement absolu au chef, au suzerain, ce qui s'alliait très-bien avec l'esprit d'indépendance; en un mot, l' honneur, vertu nouvelle, chrétienne et chevaleresque, source d'actions héroïques, véritable titre de noblesse des nations mo- dernes. Tels sont les sentiments, les vertus, les passions dont nous trouvons l'expression dans les œuvres litté- raires de cette période. La Chanson de Roland nous en offrira le premier et le plus beau modèle. On peut dire que la société féodale se résume dans l'institution de la chevalerie. L'initiation à la vie mi- litaire par la remise des armes était une coutume ger- manique. Tacite en fait mention dans ses Mœurs des Germains. « Le jeune homme, dit-il, est revêtu chez eux de l'écu et de la framée; c'est là leur toge, premier honneur de la jeunesse. » Au moyen âge, c'est la même coutume avec des cérémonies différentes. L'Eglise, as- sociée à tous les actes de la vie, donne à celui-là sa consécration solennelle. A peine sorti de l'enfance, à sept ans, le jeune noble était attaché à un seigneur en qualité de page, varlet ou damoisel ; il exerçait toutes les fonctions de la do- mesticité auprès du châtelain ou de la châtelaine. Vers quatorze ans, il devenait écuyer, apprenait à manier les armes, suivait son maître à la chasse et à la guerre, soignait son armure et son destrier. Quand le jeune homme avait gagné ses éperons par quelque prouesse, il était admis aux honneurs de la chevalerie. Il faisait la veillée des armes dans l'église; le jeûne, la confession, la communion précédaient l'initiation solennelle. On revêtait le candidat d'une tunique blanche, symbole de pureté, puis d'une robe rouge, pour montrer que son sang devait couler dans les combats, enfin d'une robe noire, emblème de la mort. Après les trois coups de plat d'épée 2. sur l'épaule, signe de l'investiture militaire, il recevait l'accolade qui l'initiait à la fraternité chevaleresque, puis il endossait son armure, recevait l'épée bénite, chaussait les éperons dorés, s'élançait sur son cheval, et chacun devait reconnaître en lui un féal chevalier. Son serment l'obligeait d'accomplir rigoureusement les de- voirs énumérés dans le Code de la chevalerie; le senti- ment de l'honneur, sanctionné par la religion, en était la sauvegarde la plus sûre. De telles mœurs, un tel état social devaient parler à l'imagination; aussi la poésie ne lui fit-elle pas défaut; les trouvères, comme les troubadours, en furent les interprètes. Ce fut comme une éclosion spontanée, natu- relle; faute de savoir, on n'imitait pas; on suivait les traditions nationales avec une ignorance naïve, une bonne foi qui avait plus de charme que de grandeur. De là sortirent des chants gracieux, et surtout de vastes épopées, dénuées de proportion et d'art, mais qui ont pour elles la richesse des détails et la vérité des pein- tures, les Chansons de geste. Quelle est l'origine de ces poèmes? Les critiques mo- dernes la font remonter aux forêts de la Germanie. Tacite parle des antiques poésies qui servaient d'annales aux Germains, en célébrant le dieu Tuiscon, fils de la Terre, et son fils Mann. Ces chants nationaux se con- servèrent en se multipliant. Éginhard rapporte que Charlemagne en fit un recueil pour les garder à la mémoire. Il les puisa évidemment dans la tradition et dans les souvenirs de ces chanteurs, de ces jongleurs qui s'attachaient aux princes et aux chefs de guerre. Il en avait lui-même à sa cour, et ses grandes actions devaient fournir ample matière à l'inspiration de leurs successeurs. Au ixe siècle, le biographe de saint Luidger, évêque de Munster, rapporte que ce prélat guérit mira- culeusement un aveugle que tout le monde aimait parce qu'il savait chanter les hauts faits des anciens et des rois (1). Les aveugles ont toujours eu le privilège de la poésie et du chant. Ces poésies primitives, ces Cantilènes, nées des événe- ments et de l'inspiration des chanteurs populaires, sont la matière première des chansons de geste, Comme les romances de l'Espagne, elles consistaient en fragments assez courts, de forme narrative et lyrique ; elles pas- saient de bouche en bouche et faisaient le fonds du ré- pertoire des jongleurs qui ont précédé les trouvères. Peu à peu, la matière de ces chants s'est condensée, développée autour d'un héros légendaire; des écrivains plus ou moins habiles s'en sont emparés, ont composé ces longues épopées, ou chansons de geste, dont plu- sieurs ont de trente à cinquante mille vers, et qui sup- posent déjà plus de loisirs, plus de raffinement dans le goût des poètes et des auditeurs. C'est ce qui nous explique pourquoi un même poème présente souvent plusieurs récits du même événement. Il y a parfois dans un même chant jusqu'à cinq ou six variantes qui se suivent : preuve évidente de l'existence de ces chants primitifs sur lesquels travailla l'imagination féconde des trouvères. Ceux-ci n'ont donc fait qu'étendre ou coor- donner les poèmes des jongleurs, lesquels tombèrent dès lors au second rang, et se résignèrent au rôle de chanteurs et d'amuseurs publics. Ce que nous avons dit des troubadours peut s'appli- quer en partie aux trouvères, poètes de la langue d'oïl. Ils parcouraient aussi les châteaux et les cours. Les princes, les chevaliers, quand ils ne cultivaient pas eux- mêmes la poésie, se plaisaient du moins à protéger les (1) Léon Gautier, les Épopées françaises poètes. Aussi l'arrivée d'un trouvère dans un de ces hauts manoirs où le seigneur vivait isolé avec sa famille, était une bonne fortune, une distraction qu'on accueil- lait avidement; pages et chevaliers, dames et damoi- selles se groupaient pour entendre des chansons gra- cieuses, ou de longs récits fantastiques qui célébraient les faits et gestes des anciens preux. Pour ces hommes toujours bardés de fer, les épopées chevaleresques étaient encore une école de vaillance et comme un écho des combats où ils brûlaient de s'élancer. Les compositions des trouvères étaient des Chansons, qui ressemblaient assez à nos romances ; des Jeux- Partis, analogues aux tensons des troubadours; des Sirventes, des Fabliaux ou Contes; mais surtout ces longs Romans ou Épopées qui peignent si bien les mœurs chevaleresques, l'esprit d'aventure, l'ardeur guerrière dont étaient animés les chefs de la société féodale. Là est le caractère distinctif et la gloire nationale de nos vieux poètes de la langue d'oïl. 11 ne faut donc pas dire, avec Voltaire, que les Français n'ont pas la tête épique. L'épopée est, au contraire, le caractère dominant de notre vieille littérature ; on l'y trouve avec surabondance et satiété; toute l'Europe lui a fait des emprunts; mais il lui manqua la fixité, la maturité de la langue, et sur- tout le génie d'un Homère ou d'un Dante pour créer quelque grande œuvre approuvée par le goût et digne de l'admiration des siècles. Un mot seulement sur les chants lyriques des trou- badours. Ce n'est pas que la matière ne soit abondante : M. Paulin Paris en a édité un recueil sous le titre de Romancero français. Mais le sujet ne supporte guère l'analyse, et la place manque pour les citations. Audefroy le Bastard a fait de gracieuses chansons, en forme de petits drames, où l'amour joue le principal rôle. Quesnes de Béthune, un des ancêtres de Sully, a mis dans les siennes plus de verve, d'esprit et de finesse. C'était un brave chevalier : il le prouva à la quatrième croisade, en plantant le premier son éten- dard sur les murs de Constantinople ; de plus, il chanta cette expédition avec l'accent d'un enthousiasme inspiré. Thibaud de Champagne (1201-1253) se rapproche des poètes provençaux par le ton et la forme de ses chants; il fut élevé dans le Midi, car il avait pour mère Blanche de Navarre. Poète aimable et gracieux, il tombe parfois dans la fadeur et le bel esprit. Les chants épiques peuvent se grouper naturellement d'après les sources d'inspiration où ils ont été puisés. Trois héros les dominent : Charlemagne, Arthur de Bretagne et Alexandre le Grand. Cette division n'est pas nouvelle : un trouvère du xiii° siècle, Jean Bodel d'Arras, l'indique aussi au début de son poème sur les Saxons (Guiteclin de Sassoigne). « Ne sont que trois matières à nul homme entendant : « De France, de Bretaigne et de Rome la Grant.» Ces poèmes forment donc trois cycles distincts, que nous parcourrons rapidement : le cycle Carlovingien, le cycle de la Table ronde et le cycle Antique. CYCLE CARLOVINGIEN La grande figure de Charlemagne, ses exploits gigan- tesques au nord et au midi, transmis de bouche en bouche à l'admiration des peuples, firent bientôt passer sa vie à l'état de légende. Les calamités qui suivirent son règne glorieux ne servirent qu'à rehausser le respect qu'on avait pour son génie et pour ses œuvres. Il n'est donc nullement étonnant que la poésie, interprète fidèle des sentiments du peuple, se soit exercée à célébrer ce héros, en lui attribuant même des faits qui lui sont antérieurs ou qui suivirent son règne : tant il est vrai qu'un grand nom est comme un foyer où la gloire aime à concentrer ses rayons. L'épopée carlovingienne a un caractère essentielle- ment religieux. Charlemagne y est surtout considéré comme le champion du christianisme contre les infi- dèles ; il y est moins question de ses grandes guerres contre les Saxons, que des expéditions contre les Sar- rasins, ennemis du Christ; bien plus, les victoires de Charles-Martel et de Pépin sur les Arabes lui sont attribuées, comme s'il devait seul représenter les efforts du monde septentrional et de la civilisation chrétienne contre l'Orient et le mahométisme. Enfin il existe un poème qui va jusqu'à raconter un voyage, une sorte de pèlerinage du grand monarque à Jérusalem; idée qui, si elle n'est pas une interpolation du xi° siècle, doit probablement naissance aux rapports de l'empereur des Francs avec le calife Haroun-al-Raschid. La chronique attribuée faussement à l'archevêque Turpin, et qui a pour titre Vie et gestes de Charles le Grand, paraît être l'œuvre d'un moine du xi" siècle ; elle n'est autre chose que le récit de l'expédition de l'empereur contre les Sarrasins d'Espagne et de la défaite de Ron- cevaux. Il paraît que cet ouvrage, beaucoup trop vanté naguère, parce que l'on croyait y voir la source de tous les poèmes carlovingiens, a été simplement composé d'a- près d'anciens chants populaires relatifs à Charlemagne. La fameuse Chanson de Roland a un caractère bien plus solennel, plus épique, et remonte certainement plus haut que la légende de Turpin; elle paraît avoir joui jadis d'une grande vogue populaire, et l'on sait que le jongleur Taillefer, à la journée de Hastings, la chan- tait en allant au combat dans les rangs de l'armée nor- mande. Cette épopée, à la fois naïve et forte, paraît être la plus ancienne du cycle carlovingien : on la fait remonter au temps de Louis le Débonnaire; mais la rédaction qui nous est restée fut faite par Turold, trouvère normand du xic siècle. La forme en est simple, le ton héroïque et parfois d'une grandeur sublime. Le sujet est la défaite de Roncevaux et la mort de Roland, par suite de la trahison de Ganelon, concertée avec le roi sarrasin Mar- sile. Charlemagne, vainqueur de l'Espagne, croit la paix assurée par un traité avec ce prince; il revient avec son armée vers « le doux pays de France, » laissant l'arrière-garde sous la conduite de son neveu Roland, accompagné des douze pairs. Marsile tombe à l'impro- viste sur cette troupe dans la vallée de Roncevaux. Par trois fois Olivier engage Roland à sonner de son cor d'ivoire, l' Olifant (1), pour appeler Charlemagne au se- cours; Roland refuse, trop confiant dans sa force et sa bravoure. La bataille s'engage au cri de Monjoie : vrai combat de géants où les coups les plus rudes sont portés par trois preux, Roland, Olivier et l'archevêque Turpin. Les païens tombent par milliers, mais ils ont pour eux le nombre, et Roland doit mourir. « Alors l'orage éclate, le tonnerre gronde, le vent mugit ; la pluie, la grêle tombent à torrents ; partout la foudre et ses ravages ; la terre tremble... c'est le grand deuil pour la mort de Roland. » Vainqueurs dans les quatre premiers chocs, les Français succombent au cinquième. De vingt mille, ils ne restent plus que soixante; mais ils mourront en vendant chèrement leur vie. A la prière de Turpin, Ro- (1) Du latin elephas, éléphant. land sonne enfin du cor pour appeler la vengeance de Charlemagne ; il sonne si fort qu'on l'entend à trente lieues, et que le sang jaillit de sa poitrine et de ses tempes. L'Empereur revient, mais il arrivera trop tard. La mêlée recommence; Olivier est frappé à mort : « Ses deux yeux lui tournent dans la tête; il perd l'ouïe, il achève de perdre la vue. I1 descend de cheval, se couche par terre et accuse ses fautes à haute voix. Il lève au ciel ses deux mains jointes et prie Dieu de lui donner le Paradis, de bénir Charles, la douce France et son compagnon Roland par-dessus tous les hommes. » Bientôt Turpin tombe à son tour, percé de quatre épieux, mais il se relève pour frapper encore, et quatre cents païens tombent sous ses coups. Roland et Turpin restent seuls et tiennent tête à l'armée ennemie; ils sont acca- blés de traits, mais l'approche de Charlemagne met les Sarrasins en fuite. Roland reste maître du champ de bataille ; couvert de blessures, il porte secours à Turpin, lui enlève son armure et le couche sur l'herbe ; puis il va ramasser tous ses compagnons que la mort a frappés, et les range devant l'archevêque pour qu'il les bénisse, et envoie leurs âmes en Paradis. Alors il tombe évanoui; quand il se relève, Turpin est mort; lui-même sent approcher sa dernière heure; il gravit une éminence pour mourir les yeux tournés vers l'Espagne. Un Sar- rasin, caché parmi les cadavres, se précipite pour lui ravir son épée; Roland lui brise la tête d'un coup de son oliphant. Il ne veut pas que sa Durandal tombe aux mains des ennemis; il cherche à la rompre en frappant les rochers, mais ce sont les rochers qui se brisent; alors il se couche sur elle pour mourir. Étendu sur un pic qui .regarde l'Espagne, il frappe de la main sa poi- trine : « Mon Dieu, par tes vertus, efface mes fautes et mes péchés, les grands et les petits, tous ceux que j'ai faits depuis l'heure où je suis né jusqu'à ce jour où me voici venu ! » Il tend à Dieu son gant droit, et les anges du ciel descendent auprès de lui pour emporter son âme en paradis. Charlemagne arrive pour pleurer son neveu et ensevelir les morts ; il les venge par la défaite de Marsile, et entre vainqueur à Saragosse. Ganelon expie son crime par le dernier supplice ; la fiancée de Roland, la belle Aude, expire en apprenant sa mort. On peut dire que ce premier essai d'épopée est un coup de maître; l'instinct de l'art s'y trouve avec le souffle de l'inspiration : rien ne donne mieux l'idée de l'héroïsme chevaleresque. Cette chanson est écrite en vers décasyllabiques; c'est celui de la plupart des chansons de geste; sa marche légère et rapide était très-propre au récit et au chant : le vers alexandrin ne viendra que plus tard. La rime est assonante, c'est-à- dire que le son final se ressemble par à peu près. Dans certains romans, la strophe se déroule, sur une même rime, pendant quarante à cinquante vers. Il ne faudrait pas croire que Charlemagne joue tou- jours le rôle principal dans les chansons de geste; il n'y conserve pas longtemps le caractère héroïque que lui donnent les premiers poèmes. Dans les épopées sui- vantes, l'esprit féodal domine, et la résistance du fier vassal contre son suzerain y est représentée sous un côté glorieux. Charles n'est plus qu'un prince faible, rusé, irrésolu, à qui ses barons révoltés font souvent la loi; le chef dynastique porte ainsi la peine due à l'incapacité de ses faibles successeurs, auxquels les trouvères l'assimilent pour mieux flatter les grands vassaux qui écoutent et récompensent leurs chants. C'est dans cet esprit que sont faites les longues épopées en vers du xiie et du xiii0 siècle, telles qu'Ogier le Danois, par Raimbert de Paris, poème remarquable par l'in- 3 térêt, la conduite habile du récit et l'énergique sim- plicité du style ; les Quatre fils Aymon, Maugis d'Aigre- mont, Huon de Bordeaux, Doolin de Mayence, par Huon de Villeneuve; enfin, le Roman des Loherains par Jean de Flagy, qui se rattache au roi Pépin le Bref, et dans lequel l'esprit d'indépendance des grands vas- saux se déploie avec toute sa farouche fierté. La Chanson d'Anlioche, composée par le pèlerin Ri- chard au temps même de la première croisade, a le mérite de sortir de la fiction pour reproduire exacte- ment la vérité des faits; c'est moins un roman qu'une chronique à laquelle la poésie ajoute son charme. CYCLE DE LA TABLE RONDE ROBERT WACE. — CHRESTIEN DE TROYES L'épopée carlovingienne est surtout l'expression de la vie féodale et guerrière ; partout y dominent la force brutale, l'esprit de conquête, l'amour des combats, à peine tempérés par l'instinct moral et la foi religieuse. Il y reste un fonds de sauvagerie germanique que le christianisme n'a pu encore extirper. Les femmes ne jouent qu'un rôle secondaire et accidentel auprès de ces rudes seigneurs toujours prêts pour le combat. Une seule vertu domine dans leur âme, c'est le dévouement au suzerain. Tout autre est le caractère du cycle breton, dont Arthur est le héros principal : c'est un monde nouveau de sentiments et de croyances, où règne le mysticisme religieux, mêlé au culte respectueux de la femme; l'amour exalté y dirige l'esprit d'aventures et pousse aux grands exploits de nobles et galants chevaliers. Ces traditions ont une origine celtique et bretonne : le roi Arthur en est le centre et le héros principal. Cette légende a pris naissance dans les chants, les chroni- ques, les contes populaires de la Cambrie. Tous les anciens bardes ont célébré cette héroïque figure qu'en- tourait une auréole merveilleuse. Taliesin le repré- sente comme fils d'Utter à la tête de dragon; à côté de lui se place toujours sa femme, la fière Gwennivar (Ge- nièvre), son majordome Kaï le Long(Keu), son échanson Beduyr, son héraut Gwalmaï (Gauvain). Dans ces légendes primitives, Arthur est un miracle de vaillance ; sa puissance n'a point de bornes; il pos- sède une épée magique ; il rivalise d'éclat avec le soleil. Plus tard, à cet Arthur mythologique succède un prince chrétien, un chef breton qui tient sa cour à Kerléon, dans le pays de Galles. C'est un roi chevalier, plein de piété et de vaillance : le héros est transformé par l'ima- gination poétique. On le voit accomplir un pèlerinage au saint Sépulcre, et sur son bouclier est peinte l'image de la sainte Vierge, objet spécial de son culte; il a pour cri de guerre : Dieu aide et sainte Marie. La légende d'Arthur, transportée en Armorique par les émigrés bretons, y fut conservée pieusement ; ce prince devint un type poétique en même temps qu'une person- nification de la patrie regrettée. D'après la tradition populaire, Arthur n'était pas mort dans le combat contre les Saxons où il avait disparu. La fée Morgane l'avait guéri de ses blessures et transporté dans l'île d'Avalon, d'où il devait revenir plus puissant que jamais pour gouverner les Bretons. C'est donc en Bretagne que la légende arturienne a pris cette consistance poé- tique, ce développement national qui a servi de base aux romans de chevalerie. Après plusieurs siècles de vogue populaire, ces traditions orales furent enfin ré- digées par écrit et formèrent le livre intitulé Brut y Brenhined (Légende du roi). Ce livre fut importé en Angleterre vers l'an 1125 par Gauthier Calenius, archi- diacre d'Oxford, qui la mit en dialecte cambrien, et il fut traduit en latin par Geoffroy-Arthur de Monmouth : ce fut le texte qui servit de base à tous les romans che- valeresques de la Table ronde. Robert Wace, trouvère anglo-normand né dans l'île de Jersey (1112), fut le premier qui s'appropria cette matière poétique ; il en tira le Roman de Brut (1), en faisant remonter la généalogie d'Arthur jusqu'à Enée. Il lui fait accomplir des prouesses fabuleuses, des con- quêtes à travers l'Europe, jusqu'en Norwège et en Italie. Il place a côté de lui le fameux enchanteur Merlin, car tout le merveilleux de la féerie est au service des ro- manciers de la Table ronde. Merlin est ensorcelé par la fée Viviane, qui le tient enfermé dans une prison ma- gique; le roi envoie les chevaliers à sa recherche ; c'est Gauvain qui parvient à le découvrir. Robert Wace parle ainsi du roi Arthur et de ses che- valiers : « C'est pour eux qu'il créa la Table ronde, dont les Bretons racontent mainte fable. Tous les chevaliers étaient égaux, tous étaient servis à table de la même manière : il n'y avait entre eux ni premier ni dernier. Il n'y avait pas un Écossais, pas un Breton, pas un Fran- çais, pas un Normand, pas un bon chevalier, de l'Orient à l'Occident, qui ne se crût tenu d'aller à la cour d'Ar- thur. Les pauvres gens l'aimaient; les rois étrangers lui portaient envie et le craignaient, car ils avaient peur qu'il ne conquît le monde entier et ne leur enlevât leur couronne (2). » I) Robert Wace a encore composé le Roman de Rou ou Rollon, qui retrace l'histoire des premiers ducs de Normandie. (2) V. de la Villemarqué, les Romans de la Table ronde. Tel est le sujet sur lequel se donna carrière la fertile imagination des trouvères. M. Paulin Paris a débrouillé avec une rare sagacité les origines et le caractère de ce cycle épique. Il nous montre Robert de Barron comme auteur du Joseph d'Arimathie, et Gauthier Map comme ayant écrit Merlin, Lancelot et le Saint- Graal (1). Mais il faut surtout citer le romancier le plus fécond et le plus remarquable de ce cycle, Chrestien de Troyes, qui vivait au xiie siècle. On a de lui le Chevalier au Lion, le Chevalier à la Charrette ou Lancelot du Lac, Erec et Enide, Cliget, Guillaume d'Angleterre, Perceval le Gallois. Ce dernier roman, continué par Cauchier et achevé par Manessier, est remarquable par son caractère religieux et mystique. Le Saint-Graal était un vase précieux, célèbre dans les traditions galloises : il passait pour inspirer le génie poétique, donner la sagesse et révéler à ses adorateurs les mystères de ce monde. Merlin l'avait, disait-on, emporté dans son vais- seau de verre. I1 importait de le retrouver; c'est pourquoi la chevalerie se mit en quête du Saint-Graal. Seulement la légende du vase célèbre avait changé de forme et de caractère avec l'esprit chrétien ; il avait servi à la der- nière cène de Jésus-Christ, et Joseph d'Arimathie y avait recueilli le sang du Sauveur. Avec le vase se trouvait la lance sanglante, celle qui avait percé le flanc du crucifié. C'était pour le retrouver que le père d'Arthur, Utter Pendragon, avait institué l'ordre de la Table ronde; mais ce bonheur ne pouvait arriver qu'au chevalier dont l'âme serait dans un parfait état de grâce. C'est à Per- ceval qu'échoit cette gloire suprême; il n'y parvient qu'à travers mille obstacles et aventures où son cou- (1) M. Paulin Paris a mis en langage moderne les Romans de la Table ronde avec notes et commentaires. rage et sa vertu subissent de terribles épreuves (1). Les romans de la Table ronde n'ont pas seulement amusé et intéressé nos pères, ils ont fait l'admiration de toute l'Europe et passé dans toutes les littératures. Dante en a tiré le touchant épisode de Francesca di Ri- mini. Chaucer et Arioste s'en inspirent; le Tasse y trouve les enchantements de la forêt d'Armide; Cer- vantes, Shakspeare, Spenser leur doivent des inspira- tions ; Milton voulait les réunir en une vaste épopée, et « briser les phalanges saxonnes sous le Mars des Bre- tons»; de nos jours, Tennyson a réalisé en partie ce projet, et notre poète breton, Brizeux, disait avant de mourir : « Si la mort l'eût permis, Arthur, la Table ronde « Eût été le pavois et le centre du monde. CYCLE ANTIQUE Ce cycle poétique n'a pas pour nous le même intérêt national que les deux précédents; pourtant il eut aussi sa vogue et laissa une trace assez profonde dans les annales littéraires du moyen âge. Les souvenirs de l'an- tiquité commencèrent à se réveiller vers le xi° et le XII° siècle. Si l'on ignorait Homère, on lisait Virgile, Lucain et Stace; l'imagination de nos conteurs s'exerça bientôt sur la guerre de Thèbes, celle de Troie et les grandes expéditions d'Alexandre; mais une ignorance naïve transforma les héros anciens en paladins du moyen âge. Benoît de Sainte-Maure, qui vivait à la cour de (1) Voici les titres de quelques autres romans de ce cycle qui ont eu de la réputation : le Chevalier à l'épée, le Graal, Parthenopeus de Blois, la Violette, Floire et Blanceftor. Henri II d'Angleterre (1180), est peut-être l'auteur du Roman de Thèbes, imitation de la Thébaïde de Stace; mais on ne lui conteste pas le Roman de la Guerre de Troie, en trente mille vers de huit syllabes. Il ne faut pas s'attendre à y retrouver les grandes épopées homé- riques ; il les travestit et les dépouille de tout le prestige mythologique, en prenant pour guides les récits attri- bués à Darès le Phrygien et à Dictys de Crète. 11 y a pourtant du charme dans cette narration confuse et de la grâce dans certains épisodes, entre autres celui de Troïlus et Cressida, imité par Shakspeare. La légende d'Alexandre le Grand n'est pas puisée à de meilleures sources ; les dix trouvères qui l'ont traitée ont surtout suivi l'histoire fabuleuse du faux Callisthène (1). Le plus connu des romans de ce type est l'Alexandre, composé par deux auteurs, Lambert ll Cors ou le court, et Alexandre de Paris (1184). Il est écrit en vers de douze syllabes, qui prit de là le nom d'alexan- drin, quoiqu'il fût déjà en usage antérieurement. Le roi de Macédoine y est peint comme un modèle de roi chevalier; il porte l'oriflamme; il est entouré de ses douze pairs et de ses barons. Le récit historique est mêlé d'aventures féeriques et merveilleuses; les mons- tres, les prodiges, les mystères se multiplient quand le héros arrive aux Indes ; il s'élance dans les airs, emporté par des griffons; il entend le langage des oiseaux; il pénètre dans les mers sous une cloche de cristal; partout il se montre loyal, généreux, invincible, l'exem- ple et le modèle des rois. Toute cette poésie héroïque, qu'elle chantât Charle- magne et ses preux, Arthur et la Table ronde, la guerre (1) L'ouvrage attribué à Callisthène fut écrit au xi° siècle par Si- méon Seth, grand-maître de la garde-robe de Michel Ducas. de Troie et Alexandre, ne dura que trois siècles : c'est la période brillante et forte de la chevalerie. Au xiv° siè- cle, elle est en pleine décadence. Aux chanteurs de geste succèdent les jongleurs de bas étage qui se font mépriser par leurs vices et tombent au rang de vaga- bonds. Au xiv° siècle, la veine des troubadours est tarie ; les écrivains copient ou dénaturent les anciens poèmes ; bientôt on les traduit en prose, et ils perdent sous cette forme nouvelle leur caractère noble et héroïque pour tomber enfin dans le dédain et l'oubli. LA SATIRE. — LE ROMAN DU RENART. — LES FABLIAUX — MARIE DE FRANCE. — GUYOT DE PROVINS. — RUTEBEUF. Ce qui ne meurt jamais en France, c'est l'art de conter et surtout de saisir le ridicule par la satire : là est le propre de l'esprit gaulois. C'est aussi, du reste, un des caractères essentiels de l'esprit humain : la comédie a toujours côtoyé la tragédie; Homère a créé Thersite et la Batrachomyomachie. Après les nobles émotions, la gaieté reprend ses droits et son empire. Dans plus d'une chanson de geste, il y a des scènes comiques qui font contraste avec le sérieux du poème. Le Voyage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople n'est guère qu'une épopée héroï-comique où le prince et ses douze pairs excellent à gaber. Ce vieux mot français signifie se moquer, railler au moyen d'une vanterie fanfaronne : les gabs amusaient toujours le public. Il y a tel poème, comme le Montage Guillaume, dont les fantaisies bur- lesques ont devancé, et peut-être préparé celles de Pulci et d'Arioste, de don Quichotte et de Gulliver. Nos vieux fa- bliaux montrent partout que les conteurs français étaient de première force dans la satire, et que les récits héroï- ques avaient leur contraste dans la gaieté populaire. Nulle part cet esprit de malice satirique ne s'épanouit avec plus de verve et de liberté que dans le fameux Roman du Renart, véritable comédie à cent actes divers. C'est une longue allégorie de la vie humaine en même temps qu'un tableau frappant de la société de l'époque: c'est aussi la contre-partie des épopées chevaleresques, la petite pièce après la tragédie. Le Roman du Renart est un fabliau, un apologue qui a pris les proportions d'un cycle satirique. Ce n'est pas une composition régulière, mais un thème fécond où s'est exercée l'imagination de maint auteur. On y compte jusqu'à trente-deux branches sorties de la même sou- che. Le héros est toujours l'animal rusé, type de four- berie et de malice, dont les tours sont autant d'atteintes portées au droit, à l'autorité, à la morale. Quel est l'auteur primitif de cette épopée animale, si profondément humaine dans son esprit et sa portée satirique? Dans quel pays a-t-il pris naissance? La cri- tique n'a pu répondre encore exactement à ces ques- tions. L'Allemagne le revendique pour elle, et elle s'appuie sur l'origine germanique des deux noms prin- cipaux, Renart et Isengrin (le loup), les héros du conte. Mais la France oppose à cette prétention les noms français des autres personnages, Noble (le lion), Brun (l'ours), Belin (le mouton), Ferapel(le léopard), Chante- clair (le coq), Pinte (la poule), Tibert (le chat), Coart (le lièvre), etc. Quant à l'origine du conte, on croit la trouver dans certaines poésies populaires de l'Alle- magne, mais il paraît s'être développé au nord de la France, et, dans sa forme définitive, il date du xiie siè- cle. Le texte primitif était en latin. Nos trouvères, en s'emparant de ce sujet, lui firent subir de nombreuses 3. transformations. La rédaction la plus connue est celle de Pierre de Saint Cloud. Mais il y eut ensuite les branches intitulées : le Renart couronné, Renart le Novel, Renart le contrefait, etc. La forme de ce roman est toute féodale, comme l'épo- que qui l'a produit, mais c'est la féodalité transportée dans le règne animal, avec une mise en scène qui en fait la plus malicieuse parodie. Noble (le lion) tient cour plénière pour juger Renart, accusé d'une foule de mé- faits. Celui-ci n'a garde de comparaître; il reçoit som- mation par divers messagers. C'est d'abord Brun (l'ours) : Renart le fait prendre à un piège sous prétexte de lui faire dévorer de beaux rayons de miel; puis Tibert (le chat), qui n'a pas un sort meilleur. Grimbert (le blai- reau) amène enfin Renart, son ami, devant le tribunal suprême : on le condamne à être pendu. Renart obtient sa grâce en demandant à prendre la croix contre les infidèles. Une fois libre, il court se retrancher dans son fort de Malpertuis. On l'assiège, on le prend dans une sortie ; sur le point de périr, il s'échappe encore et con- tinue ses tours avec une adresse sans cesse triomphante. Tantôt il tombe dans un puits, et s'en tire en y faisant descendre Isengrin qui y reste : c'est la fable du Renard et du Bouc traitée par la Fontaine ; tantôt il enlève à Tiercelin (le corbeau) son fromage : autre sujet dont s'est emparé notre grand fabuliste. Tout réussit à ce maître fripon; il fait partout des dupes, et sa mort même est une feinte, car la ruse ne peut mourir. A l'idéal présenté par les chansons de geste, le Roman du Renart oppose donc la réalité, souvent triviale et grossière. La satire, pour être indirecte, n'en est pas moins vive. Ce sel gaulois plaisait fort à nos bons aïeux. On le trouve encore semé à profusion dans cette multi- tude de contes, de fabliaux qui sont une des richesses principales de notre vieille littérature. L'esprit, le trait abondent dans ces récits familiers où la gaieté domine; ils sont généralement en vers de huit syllabes, si propres à la narration légère et rapide. Leur origine est très- diverse; l'Orient en fournit un bon nombre. Le Dolo- pathos ou Roman des Sept Sages, mis en latin par un moine du xiie siècle, était un recueil d'historiettes composé par l'Indien Sindbad un siècle avant l'ère chrétienne, et qui avait passé par le persan, l'arabe et le grec. Popularisé par nos trouvères, il a fait le tour de l'Europe. On sait que le Médecin malgré lui, de Mo- lière, est tiré du fabliau le Vilain Mire (le paysan mé- decin). Citons encore le Lai d'Aristote, Saint Pierre et le jongleur, le Vilain qui conquit Paradis en plaidant, enfin le Castoiement d'un père à son fils, dont chaque récit a pour but une application morale. Les fables que Marie de France composa sous le titre d'Ysopet ont une grâce naïve qui semble présager la Fontaine. On ne sait rien de la vie de cette femme dis- tinguée, si ce n'est qu'elle naquit en Flandre et vécut à la cour de Henri II d'Angleterre. On lui doit aussi quatorze lais, poèmes touchants et bien écrits, qui reproduisent presque tous des souvenirs populaires de la Bretagne. Guyot de Provins est un satirique misanthrope qui ne trouvait rien de bien dans son siècle (le XIII° siècle); il le qualifie d'horrible et puant, et ne ménage même pas le clergé, dont pourtant il faisait partie. Il y a beaucoup de verve et d'esprit dans la Bible Guyot, mais l'invective y dépasse les bornes. Cependant il avoue en finissant qu'il a trouvé quelques roses à côté des orties. Il y a aussi des accents d'amertume chez Rutebeuf, autre poète contemporain de saint Louis; mais le plus souvent il est d'humeur insouciante et facile, comme Villon au siècle suivant, et il dit, avec une grâce poétique : L'espérance du lendemain, Ce sont mes festes. Il vécut toujours d'espérances déçues. Il adresse ses vers aux rois et aux seigneurs; mais l'argent qu'il en tire passe au jeu et aux plaisirs; il est souvent réduit à tousser de froid et à bâiller de faim ; sa femme, ses enfants gémissent dans la misère. C'est sa faute: il ne sait pas résister à la tentation ni prévoir le lendemain. Ses mor- dantes satires contre les moines ne l'empêchent pas d'exciter les rois à la croisade, ni de dramatiser de pieuses légendes, comme la Vie de sainte Elisabeth de Hongrie et le Miracle de Théophile. TRAVAUX EN LANGUE LATINE L'ÉGLISE ET LES ÉCOLES. — LA SORBONNE ET L'UNIVERSITÉ. LA SCOLASTIQUE. — ABÉLARD. — SAINT BERNARD. — L'IMITATION DE JÉSUS-CHRIST. — CHRONIQUES LATINES. Pendant que la langue française se déployait ainsi avec plus d'abondance que de génie, le latin continuait d'être employé dans l'Église et dans les écoles. Il y avait pour ainsi dire deux sociétés en présence : l'une laïque, chevaleresque, féodale ou populaire, l'autre ecclé- siastique, monacale et enseignante. Si la première avait la force matérielle et le nombre, la seconde avait l'in- telligence et l'autorité de la foi. Celle-ci dirigeait donc les esprits et les âmes; elle dominait l'autre par la puissance incontestée de sa forte unité religieuse et morale. L'Église avait conservé, avec la langue latine, la tra- dition des lettres antiques. Il n'y avait d'écoles qu'à l'ombre des basiliques et des cloîtres : là se réfugiait tout ce qui aspirait au savoir ; de là sortirent toutes les hautes intelligences de l'époque. A Paris, c'est autour de Notre-Dame que se groupaient ces nombreux écoliers qui se répandirent bientôt sur la montagne Sainte- Geneviève, pour y entendre les leçons de Roscelin de Compiègne, de Guillaume de Champeaux et d'Abélard, ainsi que les discussions ardentes entre les nominalistes et les réalistes. L'école de Sorbonne fut fondée en 1252 par Robert de Sorbon, chapelain de Saint-Louis, pour de pauvres écoliers; elle ne tarda pas à devenir célèbre. L'Univer- sité de Paris apparut au xiic siècle, et reçut de Philippe- Auguste d'importants privilèges. Son enseignement n'avait pas de rival en Europe; il en sortit des papes, des cardinaux et de nombreux évêques : c'était le rendez-vous des plus grands esprits. D'illustres étran- gers venaient y puiser la science, entre autres Jean de Salisbury, Roger Bacon, saint Thomas d'Aquin, saint Bonaventure, Brunetto Latini(l) et Dante lui-même, son immortel disciple. Les écoliers étaient pauvres pour la plupart, et beaucoup d'entre eux vivaient d'aumônes. Ils écoutaient leurs maîtres assis sur la paille (la rue du Fouare a pris de là son nom) : cette vie de privations était soutenue par l'ardeur de l'étude et l'amour de la dialectique. Cet enseignement comprenait les lettres et les sciences : la première partie, le trivium, contenait la grammaire,| la rhétorique et la dialectique; dans le (1) Brunetto Latini, maître de Dante, écrivit en français son Trésor, parce .que, dit-il, « français est plus délitable langage et plus comun que moult d'autres. » second, le quadrivium, se trouvaient l'arithmétique, la musique, la géométrie et l'astronomie. Mais tout fut bientôt absorbé par la scolastique, qui était l'applica- tion de la philosophie à la théologie. On mit à son ser- vice une dialectique qui absorba toutes les forces vives de l'intelligence, mais les esprits se perdaient souvent dans le dédale de l'argumentation. Aristote, mal connu et mal compris, servait de guide à cette métaphysique subtile qui conduisait les uns à l'idéalisme et les autres au sensualisme. Les détails de ces querelles d'école nous entraîne- raient trop loin. Ce n'est pas ici le lieu d'exposer la doctrine de Roscelin de Compiègne (nominaliste), com- battue par celle de saint Anselme et de Guillaume de Champeaux {réalistes). Nous ne citerons même qu'en passant le nom célèbre d'Abélard, qui réduisit au silence son maître Guillaume et chercha à concilier les deux écoles en prenant un terme moyen, le conceptualisme (1). Pierre Abélard (1079-1142) est surtout connu par sa correspondance avec Héloïse. Il enseigna à Paris avec un succès prodigieux; les élèves se pressaient par milliers autour de lui, en plein champ, sur la montagne Sainte-Geneviève; ils le suivirent dans sa retraite au Paraclet, près de Nogent. Mais cet esprit audacieux s'enivra de lui-même, et s'écarta en plus d'un point du dogme catholique au nom d'une raison orgueilleuse. Il trouva son maître dans saint Bernard, qui fit con- damner ses erreurs au concile de Sens. L'abbé de (1) Les nominalistes soutenaient que les idées générales, désignant les genres, les espèces, ne sont que des mots, des noms, sans exis- tence réelle. Les réalistes prétendaient que toute idée a une existence réelle, indépendante des choses. Abélard n'admet point que les idées générales soient une réalité ni un simple mot : il y voit des concep- tions de l'esprit. Cîteaux, Pierre le Vénérable, lui donna asile et le réconcilia avec saint Bernard ; Abélard se rétracta et mourut dans la pénitence. Saint Bernard (1091-1153) est une des grandes figures du moyen âge : simple moine, il conduisit l'Église et l'Europe entière par l'ascendant de sa vertu et l'autorité de son éloquente parole. Les papes et les rois le consultaient. Il fonda l'abbaye de Clairvaux en Champagne, rédigea les statuts des Templiers, foudroya les hérésies, dirigea les conciles, prêcha la croisade de Louis le Jeune et de Conrad III, fit taire l'imprudent Abélard, et écrivit des pages admirables. Ses lettres et ses sermons unissent la finesse et l'élégance à la pro- fondeur (1). (1) EXTRAIT D'UN SERMON DE SAINT BERNARD. • Le nom de la Vierge était Marie : ajoutons quelques mots sur ce nom, qui signifie Étoile de la mer, et convient parfaitement à la Vierge, mère de Dieu. C'est avec raison qu'on la compare à un astre. Elle est donc cette noble étoile de Jacob dont le rayon illumine l'u- nivers entier, dont la splendeur éclaire les hauts lieux et pénètre jusqu'aux nues : elle parcourt la terre, échauffe les âmes plus que les corps, vivifiant les vertus et consumant les vices. Elle est cette étoile brillante élevée au-dessus de cette mer vaste et spacieuse, étincelante de. vertus, rayonnante d'exemples ! Oh! qui que tu sois, qui comprends que, dans le cours de cette vie, tu flottes au milieu des orages et des tempêtes, plutôt que tu ne marches sur la terre, ne dé- tourne pas les yeux de cette lumière, si tu ne veux pas être englouti par les flots soulevés. Si le souffle des tentations s'élève, si tu cours vers les écueils des tribulations, lève les yeux vers cette étoile, in- voque Marie ; si la colère ou l'avarice, ou les séductions de la chair font chavirer ta frêle nacelle, lève les yeux vers Marie ; si le souve- nir de crimes, honteux, si les remords de la conscience, si la crainte du jugement t'entraînent vers le gouffre de la tristesse, vers l'abîme du désespoir, songe à Marie ; dans les périls, dans les angoisses, dans le doute, songe à Marie, invoque Marie ; qu'elle soit toujours sur tes lèvres, toujours dans ton cœur : à ce prix tu auras l'appui de ses prières, l'exemple de ses vertus. En la suivant, tu ne dévies pas; en l'implorant, tu espères; en y pensant, tu évites l'erreur.
Date de création : 17/12/2005 @ 17:52
Dernière modification : 08/11/2006 @ 21:27
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